Interviews

L’Histoire dira qui a raison

Auteur: 

Fidel Castro. Un peu de patience. Je crois que ce document-ci peut être intéressant, à condition que tu me donnes la parole. Il me semblait qu'il valait la peine de lui consacrer quelques minutes. Tu voulais parler du siège du Troisième Sommet ?

Randy Alonso. Oui, et aussi des déclarations du Premier ministre canadien. Il en a fait plusieurs, ainsi que son ministre des Affaires étrangères...

Fidel Castro. Oui, j'en ai choisi une du Premier ministre, parce que c'est lui que je connais le mieux et envers qui j'ai le plus d'amitié. Alors, voilà, pour qu'on comprenne bien de quoi il s'agit :

Québec (Canada), 19 avril (EFE). Le Premier ministre canadien Jean Chrétien a justifié aujourd’hui l’exclusion de Cuba du Troisième Sommet des Amériques par le fait que le régime cubain n’avait fait aucun geste en matière de droits de l’homme, bien que « j’aie passé des heures à tenter de convaincre » Fidel Castro de changer de politique.

Interrogé à son arrivée au centre de congrès de Québec où le Sommet se tiendra ce week-end au sujet d’un changement de position éventuel de sa part quant à l’inclusion de Cuba au Sommet des Amériques, dans la mesure où il avait demandé la présence du régime castriste au réunions antérieures de Miami et de Santiago-du-Chili, il a répondu : « Je n’ai pas changé d’avis. »

Le Premier ministre canadien a répondu sèchement quand on lui a demandé si Cuba n’était pas présente à Québec à cause du refus de Washington.

Interrogé avec insistance pour qu’il indique si d’autres pays s’étaient opposés à la participation de Castro au Troisième Sommet des Amériques, Chrétien a répondu au journaliste : « Demandez-le-leur ! »

Le Premier ministre canadien a ajouté qu’il avait passé «·des heures et des heures à tenter de convaincre Castro » de signer différentes conventions sur les droits de l’homme, mais qu’ «il n’avait obtenu aucun geste du régime de La Havane ».

« J’ai passé des heures avec lui [Fidel Castro] pour tâcher de lui faire signer des résolutions des Nations Unies », a insisté Chrétien.

J’ai beaucoup réfléchi sur ces déclarations de M. Chrétien. Il n’avait aucun besoin d’improviser une évaluation publique hâtive de notre rencontre.

Je me suis efforcé de chercher des données et de reconstruire avec le plus d’objectivité possible ce dont nous avons conversé et l’ambiance dans laquelle se sont déroulés nos échanges.

J’ai rédigé mes réflexions par écrit, car les thèmes sont délicats et exigent de la précision.

Dès le début même de la réunion, il a brusquement posé sur la table une petite liste de noms qu’on venait de toute évidence de lui remettre. J’ai presque deviné ce dont il s’agissait. Une routine chaque fois que nous recevons la visite d’une personnalité politique d’un pays allié des Etats-Unis ou d’un homme politique nord-américain : c’est la liste de personnes jugées ou condamnées pour des activités contre-révolutionnaires que leur remet le département d’Etat et où apparaît toujours en tout premier lieu celles qui ont le plus d’importance ou le plus d’intérêt pour les services de renseignements ou pour le gouvernement des Etats-Unis, avec demande de grâce ou de relaxe à la clef. La tactique invariable du gouvernement nord-américain est de profiter de la moindre visite amicale à Cuba pour exercer des pressions en faveur de ses propres amis. Comme notre pays fait généralement preuve de la plus grande tolérance possible, ce n’est que dans des cas exceptionnels que les autorités arrêtent et jugent les personnes impliquées lorsque leurs actions provocatrices sont graves et absolument inadmissibles.

Le Premier ministre canadien m’a rappelé qu’un certain nombre de condamnés pour des causes contre-révolutionnaires avaient bénéficié d’une remise de peine lors de la visite du pape et qu’il s’était engagé à faire la même démarche pour ceux de sa liste.

En fait, le pape n’a jamais abordé cette question dans ses conversations avec moi : c’est son secrétaire d’Etat qui l’a fait dans son entretien avec notre ministre des Relations extérieures.

Sans attendre ma réponse, Chrétien a demandé que Cuba souscrive le Pacte des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels, puisque, dans ce domaine, Cuba en avait fait autant ou plus que n’importe quel autre pays au monde. C’est sans doute une phrase flatteuse et une façon de présenter les choses au plus haut point habile et opportune.

Je me rappelle qu’il a tout de suite mentionné l’Accord de libre-échange signé entre le Canada, le Mexique et les Etats-Unis et le projet d’en établir un avec le reste de l’Amérique latine, Cuba pouvant, selon lui, faire une importante contribution dans ce sens.

Et il a enfin abordé le traité contre les mines antipersonnel, regrettant que Cuba ne l’ait pas signé et lui demandant de le faire.

Voilà les quatre points par où il a engagé les conversations. Tous semblaient très simples, mais ils étaient en fait extrêmement compliqués.

Je lui ai demandé si la coutume des hommes politiques canadiens était de débuter par le plus difficile, et j’ai ajouté sur un ton de plaisanterie que si nous ne nous sortions pas bien de cette épreuve, nous aurions gâché la visite.

Il me semble me rappeler que la réunion a duré environ deux heures, et qu’elle s’est déroulée sur un ton cordial et respectueux, mais franc. Je dois avouer avoir passer le plus clair de mon temps, parce qu’il le fallait, à argumenter au sujet de nos positions, surtout sur trois points.

Comme il est impossible de reprendre ici chaque argument un par un, je ne ferai qu’une très courte synthèse pour donner l’essentiel de mes réponses.

Je lui ai dit que je ne devais pas décider personnellement et sur-le-champ ou m’engager sur aucune des questions, ni créer une fausse attente sur la position que nous adopterions. Que la fameuse question des prétendus prisonniers de conscience était éculée au terme de près de quarante années de méfaits et de crimes du gouvernement nord-américain contre Cuba. Je les lui ai énumérés en long et en large, les comparant à la conduite impeccable et à la morale de notre Révolution malgré le tombereau d’infamies et de calomnies déversé sur elle. L’hypocrisie et le « deux poids deux mesures » utilisés contre elle. Les circonstances qui nous avaient contraints d’emprisonner des gens. Que nous avions capturé mille deux cents envahisseurs rien qu’à Playa Girón et que la Révolution avait libéré, dès les premières années, ceux qui, servant les intérêts d’une puissance étrangère, avaient tenté de la détruire, et ce durant quatre décennies. Que la question des gens emprisonnés pour cette cause ne cessait d’être utilisée contre Cuba, le pays en butte à l’hostilité et à l’agression extérieure. Et les graves menaces auxquelles nous continuions d’être soumis, tel le terrorisme organisé et payé depuis les Etats-Unis.

Il m’a dit à un moment donné qu’il souhaitait que cette situation disparaisse un jour pour que nous revenions dans la grande famille. Je lui ai dit que nous étions Latino-Américains et je lui ai demandé s’il tentait que nous revenions dans la grande famille ou que la grande famille revienne à nous. J’ai conclu ce point en lui disant qu’il avait apporté une liste de personnes qui étaient des mercenaires travaillant au service des Etats-Unis et payés par eux et qui tentaient de détruire la Révolution en complicité avec eux. Qu’en tant qu’ami, je devais lui dire que cette liste était humiliante pour Cuba. Il s’est attaché à m’expliquer que ce n’était pas là son intention et qu’il avait peut-être présenté la liste trop tôt.

Tout n’a pas été si dramatique. Nous avons intercalé des plaisanteries et même des blagues. Mais cette partie, que j’ai relatée en m’y étendant un peu, donne une idée de l’intensité de la première heure de conversation.

Comme il avait insisté sur la famille continentale, je lui ai dit que je m’en réjouissais beaucoup, mais que je pensais aussi à la famille universelle : l’Europe, l’Asie et l’Afrique.

Au sujet du point deux, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, je n’ai pas hésité à lui dire que nous pouvions souscrire tous les articles, sauf deux : le 8 et le 13. Que l’article 8 pouvait très bien aller à un pays capitaliste comme le Canada, les Etats-Unis ou ceux d’Amérique latine, parce que les patrons ou les oligarques gouvernaient dans certains et les grandes transnationales dans d’autres, qu’ils divisaient, atomisaient et, si possible, corrompaient et aliénaient les travailleurs qui ne pouvaient pas faire grand-chose face au pouvoir politique des patrons, qu’il s’agissait de systèmes politiques différents du nôtre.

En ce qui concerne cet article du Pacte relatif au « droit de toute personne de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier au syndicat de son choix, sous la seule réserve des règles fixées par l’organisation intéressée, en vue de favoriser et de protéger ses intérêts économiques et sociaux », ce précepte servirait, dans un pays comme Cuba où les travailleurs manuels et intellectuels sont tous organisés dans leurs syndicats respectifs et sont solidement unis en tant que classe révolutionnaire qui partage le pouvoir avec le reste du peuple, les paysans, les femmes, les étudiants et lycéens, les gens du quartier et les citoyens en général, ce précepte servirait d’arme et de prétexte à l’impérialisme pour tenter de diviser et de fragmenter les travailleurs, de créer des syndicats artificiels et de réduire la force et l’influence politique et sociale des syndicats actuels. Aux Etats-Unis et dans de nombreux pays d’Europe et d’ailleurs, la stratégie de l’impérialisme est de diviser, d’affaiblir et de corrompre le mouvement syndical au point de le laisser totalement désarmé face aux patrons. Le but à Cuba serait foncièrement subversif et déstabilisateur : saper le pouvoir politique, miner la force et l’influence extraordinaires de nos travailleurs et éroder la résistance héroïque du seul Etat socialiste d’Occident face à la superpuissance hégémonique.

Nous ne pourrions souscrire à l’autre article, parce que cela ouvrirait les portes à la privatisation de l’enseignement qui a engendré par le passé des clivages douloureux et des privilèges et des injustices irritants, dont la discrimination raciale que nos enfants ne connaîtront plus jamais. Un pays qui est parvenu à éliminer l’analphabétisme en une année seulement, qui a atteint une scolarité de neuf années en moyenne, qui possède des quantités extraordinaires d’instituteurs et de professeurs et qui compte le système d’éducation le plus sain et le plus réussi au monde n’a pas besoin de s’engager vis-à-vis de ce genre de précepte.

J’ai dit à Chrétien que l’Amérique latine s’efforçait de supprimer l’analphabétisme depuis presque deux cents ans sans y être encore parvenue.

Chrétien a alors proposé que Cuba signe le Pacte en réservant sa position sur ces deux articles. Je lui ai répondu qu’on signalerait ensuite l’inexécution du Pacte sans jamais se souvenir ni parler de ces réserves. Qu’on ne pouvait pas jouer là-dessus !

Nous n’avons pas beaucoup parlé à cette réunion du traité sur les mines antipersonnel. Je lui ai dit d’avance que nous ne le signerions pas. Que nous avions même une base militaire des Etats-Unis sur notre propre territoire. Qu’elles étaient semées uniquement aux limites de cette base. Qu’elles constituaient pour nous une arme défensive à laquelle nous ne commettrions pas l’erreur de renoncer; que nous ne possédions pas d’armes atomiques, de bombes ou de missiles intelligents ni tant d’autres moyens perfectionnés que possèdent les Etats-Unis. Qu’une menace réelle pesait sur notre pays et que c’est pour cette raison que nous ne pensions pas le signer.

Il devait aborder de nouveau la question sous un angle que je n’aurais pas soupçonné à ce moment-là. A la fin de cette première rencontre, il m’a affirmé, bien évidemment satisfait et sincère, que nous avions eu une excellente discussion. Le résumé que je viens d’en donner peut laisser l’impression qu’elle a été rude. Rien de plus faux. Un climat chaleureux et amical y a régné à tout moment.

Bien qu’il ne l’ait pas dit, il m’a semblé percevoir clairement dans les propos de M. Chrétien une certaine crainte pour l’avenir de son pays face à un voisin aussi puissant avec lequel il partage 8 644 kilomètres de frontières. Conscient du fait que deux cultures et deux traditions différentes y sont fortement enracinées, il redoute que toute ambition, la moindre erreur ou une simple secousse du voisin puisse démanteler son pays et en briser l’unité. Pour ce territoire énorme et riche, peuplé de seulement trente-deux millions d’habitants, qui possède entre autres ressources - comme me l’a dit Chrétien en personne – le quart des réserves d’eau potable du monde, les Etats-Unis constituent, peut-être encore plus que pour Cuba, un vrai casse-tête.

Le moment le plus intéressant de la conversation et où Chrétien a exprimé son idée la plus intelligente, capable de provoquer un sentiment de solidarité jusque chez un interlocuteur fort loin de partager son idéologie, c’est quand il m’a affirmé qu’il s’était opposé à l’idée de souscrire un accord de libre-échange uniquement avec les Etats-Unis. Il fallait selon lui chercher au moins un troisième pays, et c’est alors qu’est apparu le Mexique avec lequel il avait fréquemment les mêmes positions face aux manœuvres des Etats-Unis. Qu’il s’agirait en 2005 de trente-quatre pays, et, espérait-il, trente-cinq (allusion évidente à Cuba) pour faire contrepoids aux Etats-Unis.

Il m’a dit à un moment donné que le Canada était très chatouilleux sur son indépendance par rapport aux Etats-Unis, vis-à-vis desquels il était très important qu’il conserve son indépendance et que sa politique était de maintenir des relations étroites et amicales avec eux, mais très indépendantes. Il m’a affirmé avec fierté que le Canada rivalisait d’ores et déjà avec Silicon Valley en Californie, où se produit toute la technologie de pointe.

La seconde réunion avec Chrétien et sa délégation s’est déroulée le soir. Un dîner et des échanges plus approfondis. A un moment donné, alors qu’il parlait du plan d’attentat organisé contre moi à l’île Margarita par la fameuse Fondation nationale cubano-américaine, il m’a dit que celle-ci provoquait souvent de grosses difficultés, parce que l’incident des avions avait été créé de toutes pièces pour causer des ennuis au gouvernement nord-américain qui était alors prêt à faire un pas positif vis-à-vis de Cuba. Je lui ai parlé de la loi d’Ajustement cubain et de ses conséquences absurdes et irrationnelles.

Nous avons aussi parlé de la loi Helms-Burton. Il m’a dit que les Etats-Unis se retrouvaient seuls à ce sujet. Qu’il avait été le premier à émettre une déclaration personnelle quand elle avait été adoptée. Que les premiers ministres des Caraïbes et lui-même, réunis, avaient fait la première déclaration contre la loi Helms-Burton.

Au sujet de l’incident des avions en 1996, utilisé comme prétexte par Clinton pour approuver la loi Helms-Burton, je lui ai dit que The New Yorker du 26 janvier 1998 contenait la quasi-totalité de l’histoire.

Quand il m’a interrogé sur la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), je lui ai dit qu’il fallait être patient, savoir ce qu’il allait se passer avec ça, quelles en seraient les conséquences non seulement pour nos pays, mais aussi pour le reste du monde, et je lui aussi parlé des magouilles alors en cours pour imposer un accord multilatéral sur l’investissement, toutes questions qui nous inquiétaient beaucoup. Qu’il fallait étudier à fond toutes ces questions. Je lui ai parlé d’aspects concrets de notre économie, des mesures adoptées pour faire face à la Période spéciale ; de l’impossibilité de nombreux pays latino-américains et caribéens de se passer des tarifs douaniers qui constituaient pour certains jusqu’à 80 p. 100 de leurs revenus budgétaires. Quand je lui ai demandé si l’intégration de l’Europe et la création de l’euro portaient préjudice en quelque chose au Canada, il m’a répondu non parce que le pays faisait 82 p. 100 de son commerce avec les Etats-Unis. Notre commerce avec les USA se monte à un milliard de dollars par jour, m’a-t-il dit.

Je lui alors dit carrément que le succès de l’intégration européenne, ainsi que la rivalité de l’Europe avec les Etats-Unis au sujet des marchés et des investissements en Amérique latine, conviendrait à celle-ci. Il vaut mieux qu’il y ait deux, trois ou quatre puissances économiques fortes pour que l’économie mondiale ne dépende pas que d’un pays puissant et d’une seule monnaie.

Nous avons même conversé de la technologie canadienne en matière d’énergie nucléaire et de la possibilité que notre pays achète un jour des réacteurs canadiens, même si ce n’était pas pour nous, pour le moment, le meilleur choix ni le plus économique pour notre production électrique qu’il nous faut augmenter rapidement et avec une certaine urgence.

Je lui aussi parlé des Mexicains qui mouraient à la frontière nord-américaine, en quantités bien plus élevées chaque année que pendant les trente ans d’existence du mur de Berlin.

Bref, nous avons abordé la plupart des thèmes importants.

Compte tenu de l’ambiance propice qui s’était créée et de la participation du Canada aux événements politiques d’Haïti, dont la situation était en train de se normaliser, et de la présence du Canada sur place, je lui ai dit qu’Haïti était un proche voisin, l’un des pays les plus pauvres du monde, avec des taux de santé épouvantables, dont le sida, ce qui menaçait de provoquer une catastrophe humaine, et je lui ai demandé : pourquoi ne donnons-nous pas un exemple de coopération et ne mettons-nous pas au point un programme de santé pour Haïti ? Cuba enverrait du personnel médical, et le Canada fournirait les médicaments et les équipements nécessaires.

Il m’a demandé si j’en avais discuté avec le président haïtien. Je lui ai répondu que je ne pouvais lui proposer cette offre avant de l’avoir coordonnée avec le gouvernement canadien, mais je lui ai dit être convaincu qu’il l’accepterait.

Il m’a parlé de son intérêt spécial pour un pays de langue française, que parlent une bonne partie des Canadiens, et donc pour des programmes favorables à Haïti. Il m’a dit qu’il analyserait ma proposition. Je l’ai informé que j’en parlerais au gouvernement haïtien.

Mais cette idée, semble-t-il, lui en a suggéré une autre aussitôt. Il m’a dit sur-le-champ qu’il avait une proposition à me faire : un programme conjoint avec l’Angola et le Mozambique pour éliminer les mines antipersonnel. Vous pouvez fournir les travailleurs, et nous l’argent, a-t-il ajouté. Il a dit que ces pays avaient déjà signé le contrat correspondant. Je lui ai dit que les seules personnes pouvant réaliser ce genre de travail étaient des militaires. Il a répondu que nous disposions, nous les Cubains, du personnel qualifié et que le Canada apporterait l’argent pour le programme, car un budget avait déjà été adopté dans ce but. Que plusieurs pays s’étaient engagés à apporter des fonds pour déminer, dont le Japon, la Suède, la Norvège et le Danemark, et que, comme nous avions des experts, il pensait que nous pourrions faire le travail.

De toute évidence, il ne s’est pas rendu compte à quel point ce qu’il proposait pouvait être blessant : une coopération humanitaire dans laquelle le Canada et d’autres pays riches fourniraient l’argent, et nos soldats courraient le risque de mourir ou de rester mutilés ! Il ne l’a peut-être pas pensé, ou alors il n’était pas conscient de ce qu’il proposait, mais j’ai eu la forte impression qu’on voulait nous louer comme des mercenaires.

Je me suis senti pendant quelques secondes outragé, car je pensais à l’esprit de sacrifice et de désintéressement, à l’attitude claire et noble d’un peuple qui faisait face à une guerre économique intense et à la Période spéciale, prêt à mourir pour ses idées. Quelqu’un prétendrait-il profiter de cette situation pour nous tenter par des missions de ce genre ?

Compte tenu des caractéristiques de mon interlocuteur et du ton aimable, franc, confiant, voire de l’humour, qui caractérisaient, je m’en souviens, nos échanges, je continue de penser que ce qu’il a dit et sa façon de le dire prouvaient qu’il n’était pas conscient de l’interprétation objective qu’on pouvait faire de ses propos.

Je lui ai expliqué qu’il était encore difficile de déminer en Angola parce que les bandes armées par les Etats-Unis et l’Afrique du Sud de l’apartheid étaient toujours là, que ces deux pays avaient fourni toutes ces mines à Savimbi. Que ça pouvait causer des mutilations et des morts. Comment aurions-nous pu justifier notre participation devant le peuple cubain ?

Je lui ai proposé avec le plus grand calme ce que j’ai qualifié de solution raisonnable : nous étions prêts à entraîner tout le personnel nécessaire, d’Angola, du Mozambique ou de tout autre pays touché par ce genre de problème pour qu’il fasse ce travail sur place.

Cette question a occupé presque la dernière partie de la seconde conversation, toujours sur le même ton amical et aimable.

Nous avons pu aborder ce point désagréable d’une façon sereine et raisonnable, la délégation canadienne ayant écouté et, semble-t-il, compris et accepté notre point de vue.

Les bases de deux programmes importants de coopération avaient été convenues en principe et elles serviraient pour poursuivre notre travail.

J’ai bien observé le caractère et la personnalité du Premier ministre canadien. C’est un homme à la conversation agréable, d’une humeur gaie, avec qui on peut engager un dialogue intéressant sur toute une série de thèmes. Il s’inquiète de certains problèmes du monde actuel et s’enthousiasme pour les projets de sa préférence, connaît de nombreuses personnalités politiques, sait user son expérience et s’amuse à raconter des anecdotes généralement intéressantes et opportunes. Il m’a semblé un patriote sincère. Il est très loyal à son pays et en est fier. Croyant fanatique du mode de production capitaliste, comme s’il s’agissait d’une religion monothéiste, il pense naïvement que c’est la seule solution pour tous les pays, sur tous les continents, à toutes les époques, sous tous les climats et dans toutes les régions du monde. Il a été éduqué dans cette philosophie-là. Mais je ne suis pas sûr qu’elle puisse lui permettre de comprendre vraiment les réalités du monde actuel…

J’ai connu Trudeau, un homme d’Etat exceptionnel, d’une grande modestie et d’une grande humilité, un homme aux pensées profondes et un homme de paix. Je suis sûr qu’il a bien compris le monde et qu’il a aussi compris Cuba.

Il y a eu d’autres activités. J’ai assisté à une réception offerte en l’honneur de Chrétien à l’ambassade canadienne. Il était joyeux, de bonne humeur, loquace. Il devait rencontrer Clinton sous peu. Je l’ai raccompagné à l’aéroport. Sur le point d’arriver, je lui ai demandé de transmettre un salut à Clinton et de lui dire que je n’avais pas d’hostilité envers lui. J’avais bien pesé mes mots. Il s’agissait avant tout d’un geste de politesse envers mon visiteur. Bien mal m’en a pris ! Quelque temps plus tard, j’ai reçu une lettre autographe de Chrétien qui me racontait avoir transmis à Clinton mon désir de meilleures relations avec lui. Ce n’était tout à fait ce que j’avais dit. Ce n’est pas mon style ; ça n’est pas conciliable avec l’attitude de toute ma vie. Ça pouvait sembler une prière ridicule au puissant président des Etats-Unis. Alors, je me suis mis à répondre personnellement à Chrétien, en lui disant que ce message-là n’était pas mon message. La question devenait embarrassante. Il n’était pas facile de concilier la contrariété que j’éprouvais avec les termes précis dans lesquels je devais la rédiger, si bien que l’éclaircissement se transformait en quelque sorte en une critique voilée de notre ami. J’ai failli y arriver, mais j’ai renoncé finalement à l’idée, j’ai même gardé le projet de lettre qui doit encore traîner dans un vieux calepin et je n’y ai plus pensé jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, je n’ai même pas pu payer de retour son geste délicat : m’avoir écrit de sa propre main. Il a dû sans doute croire que j’étais un incorrigible malotru.

Les mois se sont écoulés, et aucune nouvelle du projet haïtien qui n’attendait, pour notre part, qu’une brève réponse. Le cyclone Georges est passé, ravageant Saint-Domingue et frappant Haïti, protégée uniquement par les montagnes dominicaines de trois mille mètres proches de la frontière qui servent de coupe-vent, et poursuivant ensuite sa route vers Cuba.

Alors que les dernières rafales de Georges soufflaient encore sur le Nord-Ouest de notre pays, le 28 septembre, par une nuit pluvieuse, j’ai affirmé dans mon discours de clôture du cinquième Congrès des Comités de défense de la Révolution :

Je demande à la communauté internationale : voulez-vous aider ce pays, envahi et occupé militairement encore tout récemment ? Voulez-vous sauver des vies ? Voulez-vous donner une preuve d'esprit humanitaire ? Eh bien, parlons-en donc, de l'esprit humanitaire et des droits de l'homme !

…Nous savons comment on peut sauver 25 000 vies en Haïti tous les ans. Pour cela, il suffit de savoir que le taux de mortalité infantile entre 0 et 5 ans s'élève à 135 pour 1 000 naissances vivantes. […]

Partant donc de la prémisse que le gouvernement et le peuple haïtiens accepteraient avec plaisir une aide importante et vitale dans ce domaine, Cuba propose, à supposer que le Canada, par exemple, qui a des relations étroites avec Haïti, ou la France, qui a des relations historiques et culturelles étroites avec lui, ou les pays de l'Union européenne qui sont en train de s'intégrer et qui disposent désormais de l'euro, ou le Japon, fournissent les médicaments, de mettre les médecins à la disposition de ce programme, tous les médecins nécessaires, même s'il faut envoyer une promotion entière ou l'équivalent.

[…]

Ce n'est pas de soldats dont a besoin Haïti, ni d'invasion de soldats. Ce dont a besoin Haïti, c'est, pour commencer, d'invasions de médecins, et puis après, d'invasion de millions de dollars pour son développement.

Novembre 1998. Sept mois s’étaient écoulés et toujours pas de nouvelles de Chrétien sur les questions que nous avions abordées. Le ministre canadien de la Santé, Alan Rock, arrive en visite à Cuba. Je le rencontre. Il venait d’accueillir dans son pays la docteur Nkosazana Dlamini-Zuma, ministre sud-africaine de la Santé. Il était extrêmement impressionné par ce qu’elle lui avait raconté du travail des médecins cubain dans les villages sud-africains.

Je lui explique en détail le programme de coopération conjointe que nous proposions. J’ai senti en lui quelqu’un de sensible et de capable, qui comprenait les possibilités et l’importance de ces programmes. Je lui ai demandé d’activer les démarches relatives au programme de coopération conjointe en Haïti et une réponse du Canada à ce que j’avais proposé, non seulement personnellement au Premier ministre, mais aussi publiquement. Il s’est engagé à présenter un projet au Premier ministre et au cabinet.

C’est le 4 décembre que Cuba a envoyé pour son compte la première brigade d’urgence afin d’aider les victimes du cyclone Georges. Les brigades cubaines ont continué d’arriver dans les semaines suivantes pour atteindre douze, soit un total de trois cent quatre-vingt-huit coopérants cubains. Nos amis canadiens ne donnaient pas toujours pas signe de vie. Le programme médical que nous avions proposé de réaliser de concert avec le Canada était en marche par les seuls efforts de Cuba et du gouvernement haïtien, avec le soutien d’organisations non gouvernementales.

Fin février 1999, le ministère cubain des Relations extérieures informe avoir appris officieusement que le gouvernement canadien dégagerait trois cent mille dollars pour le programme médical haïtien, ce qui, bien entendu, nous satisfaisait beaucoup.

Le 4 mars, plus de dix mois s’étaient écoulés sans la moindre réponse officielle du Canada. Or, ce même jour, il nous en arrive une tout à fait surprenante : le ministre canadien des Affaires étrangères, M. Lloyd Axworthy, adresse une lettre à Roberto Robaina, son homologue cubain, où il écrit entre autres :

[…] J’ai appris que l’Assemblée nationale cubaine avait, le 16 février 1999, voté une loi « pour la protection de l’indépendance nationale et de l’économie de Cuba », qui vise à contrecarrer l’essor de la délinquance et des activités subversives.

[…]

J’ai demandé à mes fonctionnaires d’analyser les mesures adoptées récemment par Cuba, dont la prochaine condamnation des membres du Groupe de travail de la dissidence interne, en vue de déterminer leurs effets sur la série d’activités que nous avons engagées dans le cadre de la Déclaration mixte bilatérale. Tant que cette évaluation ne sera pas conclue, j’ai demandé à mes fonctionnaires de s’abstenir d’entreprendre de nouvelles initiatives mixtes. J’écrirai à mes collègues du cabinet pour les mettre au courant de la situation afin qu’ils réfléchissent à leurs propres programmes de coopération bilatérale avec Cuba. Dans l’immédiat, j’ai suspendu l’analyse menée de concert par mon ministère, par l’Agence de développement international du Canada et par Health Canada de la demande cubaine de concrétiser la coopération médicale d’un pays tiers en Haïti.

[…]

Les jours à venir seront importants pour savoir si Cuba choisira une politique de rapprochement et d’intégration avec la communauté mondiale ou si elle poursuivra sa route incertaine de ces derniers jours. J’espère que vous serez capable de faire le geste qui permettra d’éclaircir les intentions de Cuba. Ce geste serait d’une grande utilité en particulier pour garantir que les événements récents ne se convertissent pas en une inquiétude indue [sic] à la Commission des droits de l’homme de Genève.

Hasard ? Prétexte pour justifier de fortes pressions de ses voisins du Sud ? Insensibilité totale face à la tragédie haïtienne ? Je ne veux rien affirmer. Mais comment expliquer que dix mois se soient écoulés sans que, quand les faits utilisés pour prétexte pour justifier une décision si draconienne et une lettre si insolente ne s’étaient pas produits, le Canada ait donné la moindre réponse officielle ?

Bien que je ne veuille pas offenser qui que ce soit, même pas l’illustre auteur de cette missive, je ne saurais passer sous silence sa rédaction arrogante, hautaine, interventionniste, vindicative.

Ce qui m’a été le plus douloureux, personnellement, ce ne sont pas les mesures punitives et les menaces contre Cuba – nous sommes accoutumés à ces châtiments depuis quarante-deux ans -, mais le fait que les trois cent mille dollars, dont je ne sais toujours pas s’ils sont américains ou canadiens – 0,84 dollar américain à la parité d’hier, 24 avril 2001, parce que j’ai pas eu le temps de chercher celle qui existait le 15 mars de cette année-là – n’arriveraient jamais aux malades haïtiens. Je ne pouvais concevoir qu’on nous punisse au prix de la vie de milliers d’enfants haïtiens qu’on aurait pu préserver, car au moins 25 000 enfants mouraient cette année-là, des décès parfaitement évitables par de simples vaccins ne coûtant que quelques dollars, qu’ils soient américains ou canadiens. Quelqu’un a sans aucun doute commis une lourde bévue.

Comme de bien entendu, j’avais cru à l’information officieuse qu’on m’avait communiquée du ministère des Relations extérieures. Je ne pourrais même pas affirmer maintenant si elle était vraie ou fausse.

Mais il n’y a plus rien à regretter. Aujourd’hui, 469 médecins et travailleurs de la santé cubains travaillent en Haïti. Où sont passés en deux ans et cinq mois, jusqu’en avril, 861 coopérants sans que leurs services aient coûté un centime au peuple haïtien. Ils soignent 5 072 000 Haïtiens sur les 7 803 230 habitants du pays, soit 62 p. 100 de la population. Ils ont sauvé bien des milliers de vies et soulagé la douleur ou rétabli la santé de centaines de milliers de personnes.

Le Japon ayant fourni la totalité des vaccins nécessaires, la première phase de la campagne massive de vaccination contre huit maladies qu’on peut prévenir par immunisation a commencé cette année avec la participation de l’Unicef, ce programme étant exécuté par les travailleurs de la santé cubains sur place, qui seront six cents cette année-ci. Nous savons aussi que grâce aux efforts combinés de la France, du Japon, de Cuba et d’Haïti, une nouvelle campagne de vaccination est en cours de préparation qui permettra à ce pays extrêmement pauvre et du tiers monde d’atteindre en cinq ans un niveau de protection immunitaire de 95 p. 100.

Compte tenu de la victoire remportée par le Brésil et l’Afrique du Sud contre les prix inaccessibles des médicaments contre le sida, je pense que le jour n’est pas loin où les Haïtiens pourront aussi être protégés contre ce fléau terrible grâce au soutien de gouvernements disposés à fournir les ressources financières, d’institutions des Nations Unies et d’organisations non gouvernementales.

Haïti n’est pas le seul pays où le peuple cubain coopère à des programmes de santé menés selon les mêmes principes. On en compte déjà quinze. Et soixante et une organisations non gouvernementales collaborent à ces programmes, avec la participation de plus de 2 272 travailleurs cubains de la santé, dont 1 775 médecins.

Plus personne ne pourra saboter la coopération de Cuba avec d’autre pays du tiers monde. Des faits et non des mots. Une action rapide, sans attendre les calendes grecques alors que des êtres humains de pays pauvres meurent tous les jours, toutes les heures. Notre petit pays prête aussi un soutien spécial à la formation de médecins dotés d’un esprit de sacrifice, de solidarité et de dévouement. Il est possible d’aller de l’avant, de vaincre des calamités et de soulager la tragédie humaine qui frappe tant de centaines de millions de personnes. Ce ne sont pas là des objectifs hors d’atteinte.

Je me félicite aujourd’hui de mes conversations avec Chrétien. Elles m’ont servi à constater que les initiatives, et aussi les coopérations conjointes avec la participation de deux, de trois ou de nombreux pays sont possibles. Elles me prouvent aussi que les heures que nous avons dépensé, lui et moi, n’ont pas été inutiles : j’ai suivi ses conseils de travailler avec toujours plus de passion pour les droits de l’homme, afin de sauver des vies, et de tenter de désactiver de gigantesques mines antipersonnel qui mettent notre monde à deux doigts de grandes explosions.

De petits exemples de ce qu’un petit pays peut offrir sont aujourd’hui plus importants que de grands accords que les puissants transforment en lettre morte et que de grands actes de démagogie et des poses publicitaires ne visant qu’à satisfaire des vanités et des ambitions personnelles.

Je suis sûr que Trudeau n’aurait jamais dit qu’il avait passé quatre heures à donner des conseils à quelqu’un qui ne les lui avait pas demandés, et qu’il ne chercherait pas de justifications pour exclure d’une réunion au sommet un pays digne, qui n’a pas non plus demandé à y participer, en vue de signer un accord qu’il n’aurait jamais signé.

L’Histoire dira qui a raison.

Lieu: 

Ciudad de La Habana

Date: 

25/04/2001