Allocutions et interventions

CONFÉRENCE DE FIDEL CASTRO À L'UNIVERSITÉ AUTONOME DE SAINT-DOMINGUE (REPUBLIQUE DOMINICAINE), 24 août 1998

Date: 

24/08/1998

Cher recteur ;

Cher et envié, parce que jeune, président des étudiants dominicains ;

Chères amies et chers amis,

Ma visite devait être forcément brève, non parce qu'on m'avait fixé des limites de temps, mais parce que nous avons beaucoup de choses à faire, surtout en cette seconde moitié de l'année, au point que presque personne d'entre nous n'a pu prendre une minute de repos ni dormir plus de quelques heures par nuit. C'est donc nous-mêmes qui devions nous fixer des limites. C'est aussi une question de prudence : personne ne doit rester à un endroit une minute de plus qu'il ne faut.

Voilà pourquoi – et c'est ce que je voulais dire – il ne me restait en fait que deux jours de visite officielle en République dominicaine, puisque les trois précédents ont été consacrés à la rencontre multilatérale avec la Communauté des Caraïbes, autrement dit la CARICOM, ou plutôt entre la CARICOM et la République dominicaine, une rencontre à laquelle j'ai eu l'honneur d'être invité. Si vous saviez combien de choses j'avais envie de faire durant ces deux journées ! Et pourtant je n'ai même pas pu faire le minimum que j'avais prévu, entre autres choses une visite à Montecristi, des activités officielles, rendre visite à certaines personnalités et rencontrer la population de Baní.

Mais, avant même d'arriver ici, nous avions appris par la presse que les Dominicains réalisaient des efforts énormes, de nombreuses organisations, des groupes de solidarité, les étudiants, dont ceux qui l'avaient été à Cuba, et une foule d'organisations d'amitié qui nous réclamaient une rencontre qu'il était matériellement impossible d'organiser. C'est de là qu'est née l'idée d'une rencontre de ce genre-ci, où toutes les organisations seraient présentes, mais qui est toujours un peu plus compliquée à préparer, parce que ce n'est pas la même chose de parler des heures avec une organisation – ça ne veut pas dire que je vais parler des heures ! (rires) – que de les réunir toutes.

Tandis que j'écrivais cette dédicace – ça m'a surpris, parce que personne ne m'avait dit que je devais en écrire une (rires) – certains me demandaient déjà une chose, et d'autres une autre, et quelqu'un m'a même dit : « Qu'elle soit politique », et il n'est pas facile d'être un homme politique –

être révolutionnaire est encore plus difficile – et c'est donc sous votre inspiration directe que j'ai dû écrire ces quelques mots pour votre institution où on a commencé à écrire des dédicaces depuis cent cinquante ans. En tout cas, je ne me repens pas du résultat final : elle a un peu de tout, du politique et du révolutionnaire. Je me sentirais heureux s'il vous semble que ce que j'ai écrit dans ce livre historique n'est pas quelque chose d'absolument anodin.

En tout cas, la grande diversité d'organisations et de personnalités réunies ici complique ma tâche d'orateur. Heureusement qu'il existe quelque chose qui sert de dénominateur commun : le sentiment d'amitié.

Entre tous, vous avez remué tout le pays. Les dépêches internationales que je lis d'ordinaire n'arrêtaient pas de parler de la foule de meetings, d'affiches et de slogans que vous avez associés à cette visite, ce qui a créé toute une attente dont les agences de presse parlent rarement. En tout cas, je peux dire que les dépêches que j'ai lues ici ont présenté des informations objectives, amicales, qui reflétaient le climat que vous aviez créé et qui a eu une valeur énorme dans tous les sens, depuis la question de sécurité, puisque beaucoup d'entre vous avaient dit qu'ils y participeraient activement et qu'ils prendraient en charge la sécurité de notre délégation, jusqu'à la grande signification politique que revêt maintenant l'expression de cette solidarité que vous avez reflétée avant notre visite, à un moment où nous en avions vraiment beaucoup besoin.

J'ai constaté de la solidarité, une grande solidarité à différents endroits que j'ai visités, mais je n'avais jamais vu à ce jour une façon aussi efficace de la démontrer, à un moment si opportun pour notre pays et dans un monde aussi confus que le nôtre. Je ne pouvais donc repartir sans avoir une réunion avec vous (applaudissements prolongés).

Je me demandais ce que je devais vous dire. Les thèmes ne manquent pas. Je pouvais vous parler de Cuba, mais j'en parle tous les jours, et quand ce n'est pas moi qui le fais, d'autres le font, en faveur de Cuba et contre elle (rires et applaudissements). Mais je peux vous dire en tout cas en quelques mots que Cuba est là et bien là, et qu'elle le restera ! (Applaudissements.)

La presse informe à tout bout de champ que Castro n'est pas là, ou qu'il ne lui reste que quelques jours. Et ces idiots ou ces crétins (rires) ne se rendent pas compte que c'est le moins important (applaudissements). Que vaudrait une révolution si elle dépendait d'un Castro ou d'un homme ? (Applaudissements.) Et tant pis pour les idiots qui se font cette idée-là depuis belle lurette et qui y croient !

Depuis le tout début, avec leur tas de plans visant à éliminer des dirigeants de la Révolution cubaine, ils m'avaient fait l'honneur de me mettre au premier rang (rires). J'ai dit un jour en blaguant que je détenais le record peu enviable, ou le record peu glorieux, – mettons qu'il soit glorieux ; disons alors le record peu enviable, ou le curieux record – d'avoir été la personnalité ou l'homme politique qui a fait l'objet de plus de plans d'attentats en ce siècle, voire en plusieurs, et tout ça à cause de cette conception selon laquelle tout se terminait en éliminant Castro. Et vous les voyez constamment à l'affût de l'état de santé de Castro, ou en train de divulguer des nouvelles, presque chaque semaine ou tous les quinze jours, de sa disparition physique, ou de lui augurer des maladies, ou de calculer son âge (rires) .

On dit qu'il ne faut pas demander son âge à une femme (rires). Nous autres, les hommes politiques, nous pouvons être aussi dans ce cas (rires et applaudissements), et nous n'aimons pas qu'on nous rappelle notre âge. Mais pas par vanité, non : tout simplement, parce que ça nous ferait rager de ne pas pouvoir continuer de lutter et de les embêter, eux, pour encore plus de temps (applaudissements).

Mais ce sont là des questions de goût personnel qui n'ont rien à voir avec la philosophie de la vie, la politique et l'histoire. Et c'est pour ça que je vous disais que c'était le moins important de tous les augures.

Le temps est court pour feuilleter les pages de l'histoire et rappeler le passé. Car la marche de l'histoire est inexorable. Depuis le siècle dernier, combien de revers n'avons-nous pas essuyés, combien de leaders ne sont-ils pas tombés ? Et pourtant, l'histoire des luttes dans notre pays ne s'est pas arrêtée.

Je veux bien admettre que des personnes données peuvent, à un moment donné, jouer un rôle donné. Mais tout est très relatif à mon sens, parce que les rôles qu'un homme peut avoir joué à une étape donnée dépendent de circonstances sur lesquelles il n'a aucune prise.

Tenez, si Bolívar était né en 1650 ou en 1700, personne ne saurait son nom. Car ce n'est qu'un siècle plus tard, avec l'apparition d'idées nouvelles, et à partir de graves problèmes qui s'étaient accumulés pendant très longtemps, que les grands changements sont devenus possibles et que leurs protagonistes sont apparus. N'était-ce pour le processus historique qui a précédé la Révolution française, qui aurait entendu parler de Danton, de Robespierre, de Mirabeau et de tous ces personnages dont la vie fut intense, mais courte, car, selon la légende de Chronos, la révolution dévorait ses propres enfants ? Un abbé est même devenu fameux en répondant à quelqu'un qui lui demandait ce qu'il avait fait durant la révolution : « Vivre », a-t-il répondu (rires).

Les hommes qui jouent un rôle dépendent totalement de facteurs n'ayant rien à voir avec leurs capacités personnelles, qui ne prennent forme que dans des circonstances données. Ç'a été le cas de tous les héros de notre indépendance et de toutes les personnalités dans l'histoire. Il y faut des conditions préalables, qu'on ne peut attribuer au mérite d'aucun homme.

Prenez Martí. Quand naît-il ? Au moment exact, au jour exact, à l'heure exacte, à la minute exacte, à la seconde exacte. S'il était né un siècle avant, on n'aurait jamais entendu parler de lui. Ou alors de Máximo Gómez, à qui nous avons rendu un hommage mérité, même si cet hommage a été inférieur à son énorme mérite.

L'idée d'associer des événements historiques à des individus déterminés est ancrée depuis longtemps dans la propagande et même dans la conception des réactionnaires, des impérialistes, des ennemis de la Révolution. Qui parlent de la Révolution de Castro, qui individualisent : Castro a fait ceci, Castro a fait cela. Celui qui a toujours le moins cru à tout cela, je le dis en toute franchise, c'est moi. En tout cas, je fais partie des gens qui n'ont jamais pensé comme ça. En fait, ça dépend de la façon dont vous envisagez la vie, de votre philosophie de l'Histoire. Les peuples, par contre, c'est quelque chose de différent. J'ai déclaré un jour : Les hommes meurent, le peuple est immortel (applaudissements).

Peu importe les pronostics, les préoccupations. Maintenant que tous leurs plans ont échoué, que tous leurs mensonges et leurs souhaits ont été ridiculisés, ils ne pensent plus qu'à une chose, comme simple conséquence des lois biologiques : que se passera-t-il après à Cuba ? Je ne m'inquiète pas de ce qui se passera après à Cuba, parce que je n'en ai aucun doute. Ce que je me demande, en fait, et ce que devraient se demander tous ces messieurs pleins d'illusion, c'est : que se passera-t-il au monde ?

L'œuvre modeste de Cuba perdurera grâce à l'esprit révolutionnaire qui l'a rendue possible. Mais l'histoire de notre pays, tout comme votre histoire à vous, votre avenir à vous, dépendront de l'avenir du monde. L'avenir des États-Unis eux-mêmes dépendra énormément de cet avenir-là.

Pour ce qui est de notre pays, je peux vous dire tout simplement qu'il a résisté, alors que tout le monde augurait du contraire partout, après l'effondrement du camp socialiste et la disparition de l'Union soviétique où nous possédions l'essentiel de nos marchés et de nos livraisons de combustible, de matières premières, etc. Ces relations commerciales que nous avions posées sur des bases équitables et qui nous avaient permis de faire face au blocus des États-Unis pendant de nombreuses années, et non seulement de lui faire face, mais encore de progresser dans de nombreux domaines, dont vous avez mentionné certains ici, ont disparu du jour au lendemain.

La disparition du camp socialiste a fait croire à nos ennemis que celle de la Révolution cubaine n'était plus qu'une question de jours, tout au plus de semaines. Ils voyaient que les pays socialistes d'Europe s'effondraient les uns derrière les autres, et ils attendaient la nouvelle de l'effondrement de Cuba, et même à partir de faits objectifs.

Ces pays-là avaient disparu sans aucune raison, mais nos ennemis pensaient que Cuba devait disparaître forcément. Ces pays-là étaient bien plus développés, possédaient bien plus de ressources que nous, et quand ils ont eu renoncé au socialisme, l'Occident a aussitôt levé tous les obstacles et les autres contraintes, leur a tout de suite offert des prêts, de l'aide, et surtout des recettes, et encore des recettes, le pire poisson qu'il leur a procuré.

Quand j'ai vu tout ça et que j'ai pu apprécier tous ces phénomènes, leurs causes et leurs facteurs essentiels, j'ai prévu deux ans à l'avance la disparition de l'Union soviétique, vu le train où elle allait, et au cours d'un meeting public, un 26 juillet, à Camagüey, j'ai déclaré quelque chose qui a étonné et surpris tous mes auditeurs : « Si nous apprenons à notre réveil, un beau matin, que l'Union soviétique a disparu, nous continuerons de lutter et d'édifier le socialisme. » (Applaudissements et exclamations.)

Et de fait, ce pays immense, riche et puissant a disparu, tout comme s'est désarticulée son économie, construite d'une façon intégrée pendant plus de soixante-dix ans, avec telle République qui produisait tel et tel produit, et telle autre République qui en produisait d'autres, avec des échanges entre elles, et bien souvent des productions faites en coopération.

Du jour au lendemain, Cuba s'est retrouvée sans marché pour des millions de tonnes de sucre qu'elle vendait à des prix préférentiels, car notre Révolution les avait obtenus en recourant à des arguments et à des raisonnements. Nous avions découvert en effet le phénomène selon lequel les produits qu'exportaient les nations les plus développées valaient toujours plus chers, tandis que ceux qu'exportaient nos pays à nous valaient toujours moins. Ainsi, nous signions des accords d'échanges quinquennaux : nous importions des produits dont les cours étaient fixés en gros selon ceux du marché mondial, mais le pouvoir d'achat de nos produits d'exportations à nous était bien inférieur à la fin du quinquennat qu'au début, parce que les machines, les équipements, les produits que nous importions renchérissaient, tandis que le prix de notre sucre, notre principale exportation, fixé selon les cours mondiaux, plus une prime de préférence, et celui de nos produits de base restaient fixes d'un bout à l'autre du quinquennat.

Et puis, un jour, les cours du pétrole ont flambé à des chiffres fabuleux. Mais nous avions déjà obtenu à l'époque un accord dit de prix indexés. Nous avions dit aux Soviétiques : les cours de nos produits, en particulier le sucre, doivent augmenter dans la mesure où augmentent les cours des produits que vous nous vendez, sinon à quoi bon parler d'internationalisme prolétarien ! (Applaudissements.)

Combien valait le sucre alors ? Entre 25 et 30 cents la livre. Le leur, de betterave, était encore plus cher. Ce qui nous a permis de payer le pétrole et d'autres produits, mais surtout le pétrole dont les cours s'étaient multipliés par douze ou quatorze. A la suite de ce boom pétrolier, avec ce qui vous permettait au début de la Révolution d'acheter une tonne de pétrole, vous ne pouviez plus en acheter qu'un baril.

Alors, imaginez un peu ce que cela peut signifier pour un pays la disparition de toutes ces relations commerciales, justes et raisonnables, et du marché. Toutes nos machines, l'immense majorité des tracteurs, des camions, des équipements, en venait. Des équipements qui consommaient plus de pétrole que les équipements occidentaux, c'est sûr, mais ce n'était pas un problème, parce que, après les équipements, on voyait arriver les bateaux apportant du pétrole. Et quand il y avait un cyclone, une épidémie de celles qu'on a lancées contre notre pays plus d'une fois, qui frappait la canne à sucre ou d'autres cultures, les produits sous contrat continuaient d'arriver dans notre pays. Ces livraisons arrivaient rigoureusement, comme une clause de garantie.

Nous recevions des crédits. Je vous dis : avec un hectare de canne bien cultivé, nous pouvions acheter jusqu'à trente tonnes de riz. C'était des échanges excellents, parce qu'ils avaient des excédents de riz qu'ils vendaient aux cours internationaux. Les cours du pétrole constituaient la base sur laquelle fluctuaient les cours de nos exportations. Avec un hectare de canne fournissant dix tonnes de sucre, nous achetions jusqu'à trente tonnes de riz, de blé ou d'autres denrées alimentaires importantes.

Ce sont ces revenus qui nous ont permis de mener à bien notre programme de développement économique et social.

On parle beaucoup à l'étranger de l'éducation et de la santé cubaines. Du sport, aussi. Oui, d'accord, mais on ne parle pas des dizaines de milliers de kilomètres de routes qu'a construits le pays; on ne dit pas que Cuba s'est remplie de barrages, et que nous étions passés de trente-cinq millions de mètres cubes de retenue d'eau à une capacité de plus de dix milliards. Que nous étions en train d'appliquer les techniques les plus pointues dans la culture de la canne à sucre, du riz. Parce que, bien entendu, tout le riz ne venait pas d'Union soviétique, nous en produisions une part importante. Mais nous nous proposions de devenir autonome à partir de terrasses planes, de rendements bien plus élevés, de coûts bien inférieurs, d'une utilisation plus efficace de l'eau.

On ne dit pas non plus que nous avions mécanisé la production de canne à sucre, un secteur qui employait plus de trois cent mille coupeurs trois ou quatre mois par an, avant la Révolution. Ces gens ont été remplacés d'abord par les machines de levages, puis par des machines qui coupaient et levaient la canne, ce qui augmentait vraiment la productivité du travail.

On ne dit pas non plus que tout le travail dans notre pays était mécanisé : avant, le riz se coupait avec la fameuse faucille, et après, avec des machines. Avant, tout se construisait à la main; après, tout a été mécanisé. Avant, une grande partie du transport se faisait avec des bœufs. Avant, l'électricité ne touchait que la moitié de la population, et maintenant, elle arrive à plus de 90 p. 100 des foyers. Avant, le sucre se transportait dans des sacs de 250 livres, ou même de 300 – allez savoir combien de personnes ont eu des ennuis de colonne vertébrale avec ça – après, tous les embarquements de sucre, des millions de tonnes par an, ont été mécanisés, sauf à destination de petits pays ne disposant pas de centres de réception de sucre en vrac et auxquels il fallait livrer une certaine quantité de sucre en sac.

La Révolution a permis d'humaniser extraordinairement le travail. Les capacités électriques ont été décuplé ou plus, on a créé des industries absolument nouvelles, des industries mécaniques. Nous fabriquions nos coupeuses-leveuses de canne à sucre ; nous fabriquions même des bouteurs, à partir d'une partie d'intrants importés, ce qui rabaissait considérablement les coûts ; nous fabriquions des pelleteuses mécaniques, de nombreux équipements, ce qui créait des emplois et diminuait les frais du pays en devises. Nous fabriquions l'essentiel des sucreries, à raison de 70 p. 100, car il en fallait importer 30 p. 100, en centrifugeuses et d'autres équipements et composants que nous ne pouvions produire dans le pays.

Nous développions la science à marche forcée. Et pourtant, on n'en parle presque jamais à l'étranger. Nous disposons aujourd'hui de dizaines de milliers de travailleurs scientifiques, et, compte tenu de l'importance de cette branche, nous avons continué de développer les recherches scientifiques, même en pleine période spéciale, et nous travaillons actuellement sur des vaccins contre le sida, contre le cancer, sans parler d'une foule de médicaments nouveaux et de vaccins, dont certains sont exclusifs de notre pays.

Je ne vais pas parler du nombre de logements que nous avons pu bâtir. Nous avions surtout atteint une capacité de production de ciment de quatre millions de tonnes par an, et de matériaux de construction pour cent mille logements par an, quand, à notre grande douleur, cette période spéciale est arrivée. Mais nous n'avions pas perdu notre temps.

Je dois dire en toute honnêteté que l'abondance de ressources disponibles ne nous avait pas appris à être économes. Je ne vais pas nier que certains empruntaient le tracteur pour aller voir leur fiancée, ce qui est très beau du point de vue romantique, mais catastrophique du point de vue économique (rires et applaudissements). Nous consommions déjà treize millions de tonnes de pétrole par an.

Ce niveau de développement que nous avions atteint s'est converti en un désavantage terrible quand le camp socialiste s'est effondré, et surtout l'URSS qui semblait inébranlable, puisqu'elle avait su résister à la première intervention après la première guerre mondiale où elle avait été réduite à un morceau de terre et totalement détruite, ce qui est de nouveau arrivé vingt ans après : un pays totalement détruit, vingt millions de morts, mais un pays qui a vaincu le nazisme.

Que ceux qui lisent de temps à autre certains livres de la nouvelle histoire qu'on nous écrit n'aillent pas croire que cette victoire a été possible grâce à quelques navires qui sont arrivés en convois par Mourmansk en provenance de l'Occident, ou grâce à quelques matières premières ou équipements qui sont arrivés par l'Iran. Non, c'est grâce aux centaines et aux milliers d'usines que les Soviétiques avaient transférées pendant la guerre, et même avant, en Sibérie, et dont beaucoup avaient commencé à fonctionner en plein hiver, alors qu'elles n'avaient même pas encore de toit. C'est grâce à la volonté d'un peuple qui vivait dans un régime social qui, quelles qu'aient été ses énormes erreurs, surtout des erreurs subjectives - elles sont bien connues, ce n'est pas la peine de les répéter - l'avait rendu pour la première fois maître de toutes les richesses, avec des paysans maîtres de la terre et des ouvriers maîtres des usines. C'est ce changement social qui avait donné au peuple cette grande capacité de lutte, ce grand esprit de sacrifice.

Alors que tous les autres pays d'Europe s'étaient rendus aux premiers échanges de coups de feu, l'URSS, malgré des erreurs politiques crasses commises avant la guerre, et des erreurs militaires tout aussi crasses, comme le fait d'avoir démobilisé totalement les forces défensives alors que trois millions d'hommes et des dizaines de milliers de chars de l'ennemi s'accumulaient aux frontières, au point, et c'est là l'incroyable, qu'une attaque surprise a détruit le premier jour des milliers d'avions à terre et que les divisions de chars allemandes ont pu avancer à marche forcée alors que les troupes soviétiques n'étaient pas encore mobilisées - ce sont des erreurs de dirigeants, et de très graves erreurs qui ont coûté très cher - a pourtant été le seul pays à résister et à résister et à encore résister. Les autres, dès que quelques divisions brisaient les lignes de défense, commençaient à engager des pourparlers. Mais c'est une autre histoire.

Il semblait donc impossible que ce pays qui, malgré tant de destructions, avait assuré la parité nucléaire en un court laps de temps de vingt à vingt-cinq ans, le pays qu'Hitler n'avait pas pu conquérir avec ses millions de soldats, les Occidentaux aient pu le détruire et le conquérir sans coup férir. Nous, à Cuba, on avait perçu ce qu'il allait se passer. Et c'est malheureusement arrivé.

Je disais que le pire de tous, ç'a été les recettes. Le produit brut de la Russie - pas de l'URSS, de la Russie - n'a cessé de se réduire d'année en année, à cause de ces recettes-là, à 45 p.100 de ce qu'il était en 1989, avant la dissolution de l'URSS et le début de la construction du capitalisme. La Fédération russe produisait de quatre à cinq cent millions de tonnes de pétrole par an, tout le gaz dont elle avait besoin pour assurer sa consommation intérieure et pour en exporter des volumes considérables à l'Ouest, de l'acier, des matières premières, dont Cuba a été privée, des usines de pièces détachées pour camions, machines, tracteurs, équipements de toutes sortes, ce dont Cuba a été privée.

Notre production a chuté à 65 p. 100, et même en l'absence de tous ces produits, elle a commencé à remonter pour atteindre aujourd'hui 76 p. 100 de ce qu'elle était avant. Ce n'est donc pas 45 p. 100. Et nous allons de l'avant, même si nous allons tarder à remonter, parce que notre pays est soumis à un double blocus : le vieux blocus renforcé, et ce nouveau blocus inattendu, à la suite duquel nous avons conservé des équipements qui dépensent beaucoup de combustible, mais sans pouvoir bénéficier de l'arrivée des pétroliers soviétiques, ni des aliments qui venaient de là-bas, ni de prix justes pour notre sucre, ni même de marchés pour celui-ci, sans quelque chose d'aussi vital que le combustible alors que plus de 90 p. 100 des foyers étaient électrifiés. Avec 50 p. 100, ç'aurait été moins difficile. Bref, tous les progrès faits pendant plus de trente ans sont devenus un obstacle supplémentaire dans ces circonstances. Quand la population s'accoutume, comme quelque chose d'essentiel, à des services déterminés, comme le courant électrique, il est très difficile ensuite de revenir en arrière. On peut établir des quotas, faire certaines choses, planifier les coupures de courant – vous en avez vous-mêmes souffert – et des choses de ce genre qui avaient disparu de notre pays depuis belle lurette.

Le pays avait créé une flotte marchande considérable, des flottes de pêche hauturière, de transport. Le travail physique dur avait pratiquement été mécanisé dans sa totalité, avait quasiment disparu.

Comme sauver le pays dans ces conditions ? Nos ennemis, aux USA, ont serré la vis quand ils ont constaté ces réalités objectives, quand ils ont vu cet édifice de deux colonnes en perdre une. Oui, mais l'autre colonne, c'était le peuple, la conscience acquise par le peuple (applaudissements), sa capacité de lutte, de résistance, d'héroïsme, parce que notre Révolution n'a pas été un produit d'importation, mais un produit créé par notre peuple. Des armes qui nous ont permis de gagner la guerre, 90 p. 100 provenaient de l'ennemi lui-même (applaudissements) ; personne ne nous en a fourni, même si quelques-unes arrivaient de temps à autre. (Du public, quelqu'un crie : « Cuba est la dignité de l'Amérique ». Applaudissements.) Notre Révolution a été véritable, authentique, propre de notre peuple. Personne ne nous l'a exportée, personne ne l'a faite à notre place. Nous n'avions même pas de rapports avec l'URSS, et non par préjugés, mais tout simplement à cause de la situation internationale, de la guerre froide.

Après la victoire, nous avons tenté d'obtenir les premières armes dans un pays d'Europe de l'Ouest, en Belgique. Des armes pour nous défendre à partir de notre expérience guérillera, car nous n'aurions pas pu résister à une attaque des États-Unis par des méthodes classiques. Un premier cargo est bien arrivé. Mais le second, alors que des centaines de travailleurs et de soldats étaient en train de le décharger, a explosé. Une explosion terrible. Et une seconde explosion a eu lieu quand des essaims d'hommes tentaient de sauver les blessés. Au total, plus de cent morts, et des centaines de blessés.

Oui, nous avons acheté les premières armes en Occident, pour ne pas donner de prétexte à ces messieurs du Nord. Nous avons acheté quelques canons en Italie, et les munitions correspondantes, mais les pressions n'ont pas tardé, si bien que les canons sont bien arrivés, mais pas les munitions. Sans parler des menaces d'agression dès que nous avons promulgué la réforme agraire.

Les États-Unis n'ont pas conçu le plan d'invasion de Cuba par Playa Girón parce que nous avions proclamé le caractère socialiste de la Révolution, mais bien avant, dès que nous avons promulgué la loi de réforme agraire, en mai 1959. Comme les grandes compagnies étasuniennes possédaient des dizaines de milliers d'hectares chacune, et que certaines en possédaient jusqu'à deux cent mille, les USA ont décrété la guerre à mort : il fallait détruire la Révolution cubaine. N'avait-on pas idée de proclamer des réformes agraires qui portaient atteinte aux intérêts de transnationales étasuniennes ! Ces gens-là n'auraient-ils donc pas appris la leçon du Guatemala ?

Ce qu'a coûté cette leçon, nous le savons très bien aujourd'hui : plus de cent mille disparus, environ cent cinquante morts, la plupart provenant de la répression, surtout les disparus et une bonne partie des morts. Voilà ce qu'a coûté cette expédition contre Jacobo Arbenz : cent cinquante mille vies. Mais nous connaissions cette histoire. Nous cherchions des armes pour le peuple et nous connaissions la formule. Ce sont eux qui n’ont pas su faire la différence entre la situation du Guatemala et celle de Cuba, qui a été le fruit d'une révolution victorieuse contre des forces organisées, équipées et entraînées par les États-Unis, des forces armées qui se montaient à quatre-vingt mille hommes qui ont été battues en fin de compte par trois mille armes de guerre, vingt-cinq mois après le débarquement du Granma.

Ils ne se sont pas rendu compte que le peuple était au pouvoir. Et ce dont le peuple est capable, vous en avez fait l'expérience tout au long de votre histoire, parce que si un pays a eu une histoire hasardeuse et difficile sur ce continent, c'est bien ce pays frère dominicain (applaudissements).

Vous avez même vécu l'expérience de combattre sur votre propre terre contre un débarquement de quarante mille soldats étasuniens (applaudissements) qui n'ont pas pu vous vaincre, qui n'ont pas pu vaincre le peuple et les militaires qui étaient aux côtés du peuple, dont nous rappellerons toujours la figure clef et que j'ai mentionné à la cérémonie de décoration, Francisco Caamaño (applaudissements prolongés). On n'a pas pu vous écraser, et ils ont dû négocier, chercher une issue d'une façon ou d'une autre, évidemment par des concessions mutuelles inévitables. Plusieurs pays latino-américains se sont mêmes joints à l'agression, à cette invasion de la République dominicaine. D'abord, l'invasion, puis sa sanctification par la très fameuse OEA. On ne pourra pas oublier ça.

Les agressions contre Cuba ont donc commencé à la suite d'une loi de réforme agraire. Bien entendu, à chaque mesure des États-Unis, Cuba ripostait par une autre : à la suspension des contingentements sucriers, la nationalisation de certaines entreprises (applaudissements) ; à la suspension totale, nationalisation totale (applaudissements). De nombreux propriétaires terriens et de riches Cubains sont partis en croyant que ce n'était là encore qu'une question de jours. On retrouve toujours cette idée de croyance, pas vrai (rires), et la croyance était que c'était impossible. Une révolution à côté des États-Unis ? Vous n'y pensez pas, mon bon monsieur ! Beaucoup sont partis pratiquement en vacances, en attendant que les voisins liquident tout ça. Les grandes demeures sont restées vides. Qu'en faire ? Eh bien, installer cent mille boursiers chez les vacanciers ! (Rires et applaudissements.) Nous n'avons pas enlevé une seule villa à personne ! Ils sont partis en vacances, et comme les vacances se sont prolongés indéfiniment... (Applaudissements.) Les villas sont toutes conservées, au service de la nation.

La loi Helms-Burton affirme maintenant que les propriétaires de ces villas sont Étasuniens, et qu'elle s'applique donc aussi à ces biens et à d'autres des vacanciers. Vraiment incroyable : pour la première fois de l'histoire, on leur donne la catégorie de citoyens et on leur applique la loi. Même Clinton a dit un jour que c'était de la folie, et de folies, il doit en savoir quelque chose (rires et slogans de : « Fidel, Fidel ! »), sans vouloir l'offenser en quoi que ce soit, parce que je ne suis pas avec l'extrême-droite de ce pays. Je crois m'exprimer clairement là-dessus en disant ce que je pense, sans vouloir offenser. En tout cas, il l'a bel et bien dit.

Cela coûterait cent milliards de dollars à Cuba, ce que réclame la loi Helms-Burton avant de lever le blocus. A moins d'avoir la petite machine à imprimer des billets verts qui se trouve au trésor des États-Unis ! Tout cela frise l'absurdité. Et puis, une loi extraterritoriale pour empêcher les investissements à Cuba. Nous regardons alors les États-Unis avec étonnement et nous nous disons : qui sont donc les meilleurs défenseurs du socialisme à Cuba ? Les États-Unis (applaudissements), au point qu'ils ne veulent pas qu'on y investisse. En tout cas, nous, chaque fois que nous pouvons, nous investissons quelque chose, un morceau de socialisme.

Où conduit donc ce manque de logique, cette inconséquence, de vouloir interdire les investissements dans notre pays, et de tout faire pour les empêcher ? Dans ces conditions-là, d'où notre pays pourrait-il tirer les ressources ? D'où, je le répète ? Nous sommes comme l'immense majorité des pays du Tiers-monde qui ne possèdent pas une mer de pétrole dans leur sous-sol, qui ont besoin de technologies, de capitaux. Nous ne sommes pas l'exception à la règle. Même avant la période spéciale, avant l'effondrement de l'URSS, nous avions compris que certaines branches de l'économie ne pouvaient se développer avec le seul soutien du camp socialiste, parce que celui-ci ne possédait pas la technologie requise. Nous avions même pris la décision de créer des sociétés d'économie mixte dans des branches données, huit ou neuf ans avant l'effondrement du camp socialiste, en réfléchissant, en allant plus profond, en rationalisant, comme un complément du développement socialiste de notre pays.

Ils tentent de nous étrangler de toute façon, devant l'échec de chacun de leurs plans. Mais ils voulaient tirer parti du moment spécial, car les autres calculs avaient raté, les autres plans, dont bien entendu celui de l'invasion mercenaire. Celle-ci a duré moins de soixante-douze heures, parce que nous ne pouvions pas permettre la consolidation d'une tête de plage. Ils avaient déjà le gouvernement dans un avion, le mécanisme facile. Ils allaient atterrir sur une piste construite par la Révolution à un endroit inhospitalier, marécageux. La Révolution avait construit trois routes vers cet endroit-là, dans les tout premiers jours, pourrait-on dire, sur des terrains marécageux, où il fallait déverser des tonnes et des tonnes de pierres par mètre pour établir une base solide. On y était même en train d'y développer une zone touristique. Et il y avait une piste d'atterrissage. C'est cet endroit-là qu'ils ont choisi, facile à défendre, car pour le reconquérir il fallait traverser des dizaines de kilomètres de boue, sur ces routes qui pouvaient être bloquées très facilement.

Grande surprise, nouvelle sous-estimation qui reçoit sa punition. L'escadre étasunienne se trouvait à trois milles et demie de distance, avec des porte-avions et tout le reste, mais elle n'a eu le temps de rien faire, parce que nos forces, qui n'étaient pas très expérimentées dans certaines armes, ont attaqué sans relâche l'expédition mercenaire et l'a mise hors de combat en à peu près soixante-huit heures (applaudissements), et le gouvernement est resté à attendre à Miami, et attend toujours ! (Applaudissements.)

Une sale guerre comme celle qu'ils ont imposée au Nicaragua. Ils sont parvenus à organiser des bandes dans toutes les provinces, surtout dans les montagnes de l'Escambray, qui était la région qu'ils préparaient en vue de l'invasion en projet. Mais nous avons nettoyé l'Escambray et avons réduit ces bandes au minimum. A un moment donné, les contre-révolutionnaires étaient un bon millier, et recevaient des armes par avion, même si une bonne partie tombaient en nos mains, parce que nous avions organisé nous aussi « nos bandes » ou nous les avions infiltrées, ou alors « nos organisations contre-révolutionnaires », et au bout du compte, les révolutionnaires infiltrés finissaient par devenir les chefs des organisations (rires et applaudissements). C'était le moment de leur dire : « Attendez un peu, messieurs ». Ils prêtaient différents services, et ils se distinguaient.

Les forces qui défendaient la Révolution sont devenues capables de combattre ces bandes. Pourquoi ? Parce qu'elles n'ont jamais recouru à la violence physique – je suis heureux de le dire ici – jamais. Nous n'y avons pas recouru, ni dans la guerre ni dans la paix, ni dans les premiers temps de la Révolution qui ont été les plus difficiles, ni à aucun moment, aurait-on beau dire, mentir et calomnier. Cuba et notre peuple savent bien comment sont les choses chez nous et quelles sont nos règles morales. Et nous n'utiliserons jamais ce procédé : ceux qui torturent pour obtenir des informations ne vérifient jamais rien.

Et comme elles suivaient ces règles, nos forces ont fini par acquérir des habilités, surtout pour pénétrer dans les bandes. La CIA est parvenue à organiser – entre la CIA et les enthousiastes de la CIA – quelque trois cents bandes contre-révolutionnaires, dont certaines étaient bien entendu plus connues, plus importantes. Ç'a été une longue lutte.

Ensuite, des attaques pirates, des plans d'invasion directe de Cuba. On le sait aujourd'hui grâce à des documents, mais nous les avions dénoncés avant, des plans que le gouvernement étasunien avait demandé au Pentagone de préparer pour avoir un prétexte d'invasion directe. C'est venu après Playa Girón.

Tout ceci a été au départ de l'accord signé entre l'URSS et Cuba concernant l'installation dans notre pays de projectiles stratégiques, une question sur laquelle j'ai parlé récemment à un des chaînes les plus importantes, CNN, au cours d'un programme où on m'a posé des tas de questions, et j'ai répondu en recourant même à des documents : quelle a été l'origine de tout ça, que s'est-il passé ? Et il a été prouvé en fin de compte qu'ils préparaient vraiment une invasion directe. C'est cela qui a donné naissance à la crise d'Octobre, sur laquelle je ne veux pas m'appesantir maintenant, car ce n'est pas mon propos.

Après la crise, de nouvelles attaques pirates, des sabotages tout au long de ces années, des plans d'attentats, des dizaines, des centaines, et pas seulement ceux qui ont été préparés institutionnellement, mais aussi par ces groupes qui ont été bien entraînés, et mis en liberté pour réaliser des attentats et des actions personnelles, de façon à masquer la responsabilité qui incombait aux États-Unis.

Ce sont tous ces groupes qui ont fait exploser l'avion de la Barbade, qui ont participé à la sale guerre contre le Nicaragua, en fournissant des armes à partir du Salvador et du Honduras, des armes obtenues à la suite de cet accord scandaleux qu'on a appelé l'Irangate et qui ont abouti en Amérique centrale. Ce sont ces groupes qui ont commis tous ces attentats, des groupes apparemment indépendants, mais qui ont été tolérés pendant de longues années, comme on en a la preuve.

Il est incontestable que les actions terroristes commises dans notre capitale pour saboter le tourisme et tenter d'asphyxier encore plus notre économie ont été tolérées et connues, parce qu'il est absolument impossible de les réaliser à l'insu de ceux qui avaient le devoir de les éviter, car elles ont été organisées aux États-Unis, en engageant des mercenaires en Amérique centrale. Ç'aurait été impossible, et ce jusqu'à une date toute récente. Il s'est créé un système de terrorisme délibéré contre Cuba où tout le monde était responsable et personne n'était coupable. Dans cette politique de harcèlement pour liquider notre Révolution, on a vu se créer les mécanismes les plus diaboliques pour diluer les responsabilités.

Nous savons bien des choses à ce sujet. Mais je ne veux pas en parler maintenant, mon idée était de vous parler de certaines choses de Cuba. En tout cas, l'essentiel a été la résistance de notre peuple : comment, dans des conditions aussi difficiles, dont je vous ai donné certains éléments, notre peuple a-t-il pu résister ?

C'est dans ces conditions que nous apprécions ce soutien, cette solidarité que vous avez exprimés si généreusement, si extraordinairement, tous ces jours-ci. Vous ne pouvez savoir combien ça nous aide. Tout comme nous a aidé l'accueil des Jamaïcains, quand j'ai dû parler en espagnol à des masses anglophones. Mais quelle conscience, que de connaissances ! Et comme elles ont compris le sens de la politique solidaire de Cuba avec l'Afrique, de notre lutte contre l'apartheid et ses troupes, une des armées les plus modernes et les mieux équipées, qui possédait sept armes nucléaires quand nous combattions contre elle, aux côtés des Angolais, à Cuito Cuanavale, et aux abords de la frontière namibienne, et qui n'a pas pu relever le défi et qui a dû se résigner à négocier. Des négociations qui ont mis fin au colonialisme en Namibie et ont accéléré extraordinairement la disparition de l'apartheid.

Beaucoup parlent maintenant en Occident de l'apartheid : c'est magnifique qu'il ait disparu ! Or, beaucoup étaient complices de cet apartheid, auquel ils n'ont jamais imposé de blocus, de cet apartheid qui a constitué une des pages les plus ignobles, les plus répugnantes et les plus humiliantes de l'histoire moderne. Ils en parlent, oui, mais vous ne les entendrez jamais prononcer le nom des combattants cubains qui ont participé à ces batailles, qui y sont morts, ni se demander combien un pays d'ici, des Antilles, a pu dépêcher jusqu'à cinquante-cinq mille combattants volontaires aux moments décisifs et critiques (applaudissements).

Les peuples africains, eux, le savent, et ne l'oublient pas. Le peuple sud-africain et ses leaders, eux, le savent aussi, et ne l'oublient pas. Les autres se rendent maintenant en Afrique, dans des pays que nous avons contribué par notre sang à libérer du joug colonial et à défendre de l'apartheid, pour investir des millions et des milliards. Eh bien, Cuba n'y a pas investi un seul centime et ne le fera pas (applaudissements). Nous avons investi ce qu'il nous correspondait et qui vaut bien plus que l'argent, bien plus que toutes les transnationales ensemble : notre sueur, notre sang, nos vies ! (Applaudissements et slogans de : « Vive Cuba révolutionnaire ! ») Voilà le pays qu'on veut détruire.

Environ quarante mille soldats cubains et trente mille soldats angolais – une partie de nos forces se trouvaient dans d'autres directions – ont participé à cette bataille finale dont je vous parle, avec des chars, des pièces d'artillerie, un millier de batteries antiaériennes, face à un pays qui aurait pu faire usage des sept armes nucléaires qu'il possédait. Et je me demande ici, dans cette illustre Université : les Étasuniens savaient-ils ou non que l'Afrique du Sud possédait sept armes nucléaires ? Eux qui savent tout, ou presque, du moins en matière d'espionnage. Eux qui dépensent rien que dans l'Agence centrale de renseignements vingt-sept milliards de dollars par an, sans compter le système national de renseignements dont on ne sait ce qu'il peut bien dépenser, peut-être de trente à quarante milliards, un système qui savait, disent-ils, qu'une usine de médicaments produisait des armes chimiques et où se trouvaient les membres de groupes qu'ils accusent d'actes bien entendu criminels et condamnables, comme les actions terroristes dans les capitales de la Tanzanie et du Kenya. Ils disent savoir tout ça.

J'utilise cet argument pour me demander s'ils ne savaient pas que l'Afrique du Sud possédait sept armes nucléaires. Et s'ils ne le savaient pas, alors comment a-t-elle pu les acquérir ? Oui, mais les Cubains combattaient là. Comme ils auraient été peut-être heureux que les racistes larguent certaines de ces armes contre les troupes cubaines !

Bien entendu, nous avions adopté toutes les mesures au cas où ça serait arrivé : sur le plan tactique, dans l'organisation des forces en groupes jamais supérieurs à un millier d'hommes, puissamment armés, et dans toutes les mesures qui accompagnaient leur progression, pour réduire les risques au cas où une arme de ce genre serait tombée, ou s'ils parvenaient à rompre nos batteries antiaériennes et obtenir la maîtrise du ciel, qui nous appartenait grâce aux pilotes qui volaient en rase-mottes, à quarante ou cinquante mètres d'altitude, et à presque mille kilomètres/heure.

Nos combattants ont tout fait pour avoir la maîtrise du ciel, et ils disposaient des armes permettant de contrecarrer une attaque de ce genre éventuelle. Mais ceux qui savent l'ignoraient. Je suis absolument convaincu qu'ils ne l'ignoraient pas. Mais ce n'est pour ça qu'ils ont pu empêcher la défaite de la puissante armée de l'apartheid.

Pas seulement les peuples africains. D'autres peuples, les Caribéens, ne l'ont-ils pas prouvé ? Je parlais hier de l'aéroport de la Grenade, qui s'est avéré vital pour le rapide développement économique que connaît l'île. Les conditions touristiques étaient excellentes, mais il manquait un aéroport. Ce sont les concepteurs cubains qui ont fait le projet d'un aéroport construit quasiment sur la mer. J'ai eu l'occasion de le visiter récemment.

Il était presque conclu au moment de la fameuse invasion. Et celui qui avait ordonné l'invasion y a atterri à grand renfort de publicité, pour nous humilier. Quelques années ont dû s'écouler, c'est vrai, mais en tout cas les Grenadins m'ont accueilli voilà à peine quelques jours (applaudissements) et ont accueilli la délégation cubaine avec une affection extraordinaire, et, le jour de mon arrivée, j'ai découvert une plaque à la mémoire des constructeurs qui ont travaillé sur cet aéroport, et dont certains sont morts au cours de cette attaque lâche et injustifiable des USA contre la Grenade.

Il faut avoir confiance dans l'histoire, il faut avoir confiance dans les peuples, et ceci nous stimule dans cette lutte et nous apprend des choses. N'allez pas croire que ce sont de simples pancartes qui s'effacent ensuite, ou de simples slogans ou de simples mots qu'emporte le vent. Non, ce sont des cyclones capables de renverser de grands obstacles, ce sont comme des cyclones dans la conscience du peuple étasunien, comme des cyclones dans la conscience universelle, comme des cyclones qui balaient les mensonges, parce que les peuples qui agissent ainsi et les peuples qui sont capables, au milieu d'un déluge de mensonges et de calomnies, de soutenir un pays comme Cuba, les impressionnent, et ça se reflète même dans les dépêches des agences internationales, et, curieusement, dans celles de certaines chaînes de télévision étasuniennes qui ont transmis le message.

Ils voient qu'ils frappent des coups d'épée dans l'eau, que le temps passe et que leur campagne, loin de se fortifier, s'affaiblit, que le temps passe et que les peuples sont toujours plus conscients, que le temps passe et que les peuples s'unissent de plus en plus, que le temps passe et que les peuples sont capables, malgré leurs modestes ressources, de s'organiser, d'agir, de parler et de se faire entendre.

Ce que j'exprime ici, c'est le sentiment de tous les Cubains, c'est même une preuve que nous sommes conscients de l'immense valeur de votre solidarité comme un moyen efficace de défense, de protection – comme vous le disiez – contre les plans insensés. Je n'ai pas voulu parler des plans insensés, ni en dire un mot – et j'ai des tas d'informations à ce sujet – parce que je ne voulais pas ternir en quoi que ce soit, par des dénonciations de ce genre, l'état d'esprit, ou le brillant, mettons, des activités, des réunions internationales qui allaient se dérouler dans votre pays. Nous connaissons le mépris qu'ont les auteurs de ces plans envers le peuple dominicain, envers les autorités dominicaines, envers les forces de sécurité dominicaines.

Je suis obligé de dire ici, avec l'honnêteté et la franchise avec lesquelles je m'exprime toujours, que les autorités et les forces de sécurité ont fait un excellent travail et ont pris les mesures requises pour empêcher les plans insensés et échevelés de ceux qui ont appris à tuer et à poser des bombes pendant bien des années. C'est mon devoir de le dire ici aujourd'hui (applaudissements).

Mais tout s'est uni. L'attitude de la population a aussi pesé fort, même si cela importe peu aux individus sans scrupules qui abondent d'ordinaire dans ces groupes terroristes.

Ainsi donc, tous ces facteurs : l'opinion publique, l'énorme pression morale de la population et les mesures d'organisation concrètes adoptées ont ôté tout espoir à ceux qui ont sous-estimé le pays, parce que je crois en effet que leurs déclarations – et j'en ai quelques-unes avec moi – blessent vraiment l'honneur du pays, l'honneur non seulement du peuple dominicain, mais encore l'honneur des autorités et des organes chargés d'assurer la sécurité, parce que seule la sous-estimation pouvait leur faire croire que c'était le moment et l'endroit parfait pour le faire.

Pourquoi ? Pourquoi sous-estimer ainsi tous les Dominicains, blesser leur honneur, leur sens des responsabilités, leur dignité. Car c'était devenu une sorte de bataille entre ceux qui s'entêtaient à prouver qu'ils pouvaient réaliser leurs plans et le peuple et les autorités qui s'acharnaient à prouver que la République dominicaine méritait le respect et qu'elle était capable d'empêcher un tel outrage à sa souveraineté et à son prestige, parce que toute action de ce genre aurait fait beaucoup de tort au pays, au tourisme, au prestige international de la nation, et c'était quelque chose d'important qu'il fallait défendre comme une tranchée inexpugnable (applaudissements). Et tout le monde a vraiment agi comme un seul homme dans cette mission, et tout le monde a remporté la victoire (applaudissements).

(Du public, on lui dit quelque chose.) J'aurais préféré naître au XXIe siècle (rires et applaudissements.) C'est très intéressant, mais je vous en parlerai un peu après. (Du public, on lui dit : « Vous nous avez beaucoup aidés. ») Pas du tout, c'est vous qui nous avez beaucoup aidés (applaudissements). Si seulement nous avions vraiment pu vous aider ! Vous êtes un peuple que j'aime vraiment, que j'admire, que je remercie. Parce que la première chose que j'ai lue, c'est l'histoire de Cuba et j'ai appris la participation de ce peuple frère à notre guerre d'Indépendance. J'ai su combien Martí aimait ce pays; j'ai su que c'était ici qu'il a écrit le Manifeste de Montecristi, et j'ai appris, et je ne peux l'oublier, que c'est d'ici que Gómez et Maceo sont partis pour cette épopée qu'a été la guerre de 1895. Et pas seulement ce qu'ils ont fait, mais l'exemple qu'ils nous laissé, les idées qu'ils nous ont léguées.

Je me suis efforcé hier, au meeting de Baní, de prouver quel était la pensée la plus intime de Martí, son idée universelle, son idée latino-américaine, une pensée qu'il a révélée peu à peu, surtout à mesure que s'approchait le début de la guerre, et qu'il a décrite avec toujours plus de clarté.

Même s'il disait qu'il lui avait fallu le faire en silence, il ne pouvait plus supporter ce silence-là. On peut suivre ce qu'il a dit un jour, puis un autre jour, et la façon dont il faisait allusion à la forte puissance qui émergeait et qu'il ne nommait pas, la façon dont il exprimait son angoisse, mais aussi sa détermination d'empêcher que ce continent-ci ne soit dévoré par cette puissance, jusqu'au jour où, vingt-quatre heures avant sa mort, il finit par l'écrire et par prononcer son nom : Il a fallu le faire en silence. Tout ce que j'ai fait à ce jour et tout ce que je ferai sera pour empêcher, par l'indépendance de Cuba, que les États-Unis ne s'étendent avec cette force de plus sur nos peuples d'Amérique (applaudissements).

Il l'a dit d'une façon très claire et définitive la veille de sa mort, quand il a exprimé de toute sa force ce qu'il avait en lui. Et quelle phrase : Il a fallu le faire en silence. Car il était si intelligent qu'il avait compris que s'il révélait cette idée prématurément, il lui aurait été impossible de la réaliser. Il était en train d'organiser l'expédition, d'acquérir des armes. Mais à ce moment-là, oui, il le dit clairement.

Il savait que ce qui était prioritaire alors, c'était de préparer l'indépendance, d'organiser les forces, de coordonner tout le monde, de fournir des armes et de lancer une guerre rapide, la moins sanglante possible, comme il le proclame dans le Manifeste de Montecristi, même si, quand il l'écrit, les bateaux et les armes qu'il avaient préparés avaient été saisis. Et il est parti la poitrine à nu, il est parti avec ses idées, il est parti avec sa confiance dans son peuple, il est parti avec sa confiance dans ces guerres héroïques, surtout avec sa confiance en ce chef extraordinaire qu'était Máximo Gómez.

Hier, j'ai voulu démontrer pour quelles idées ces hommes avaient lutté, pour quelles idées ils avaient fait tant de sacrifices, démontrer l'amplitude d'horizon de leur cause... Quelle triste histoire quand on nous a imposé cet amendement, après avoir licencié l'armée de libération et avoir liquidé le parti fondé par Martí, pendant l'Assemblée constituante. Un amendement, même pas une loi, quelque chose qu'ils ont coutume de faire : un perche, placée après une loi, qui leur donnait le droit d'intervenir dans les affaires intérieures de Cuba, un droit qu'ils ont fait imprimer dans la Constitution de notre prétendue république, en plus d'une base militaire dans une des meilleures baies du pays, et qui y est encore, et dont ils n'ont toujours pas dit quand ils s'en retireront.

Comme la folie ne peut être éternelle, pas plus que l'impérialisme, à quoi bon verser une goutte de sang pour cette base !

Nous avons toujours dit clairement que nous ne verserions pas une goutte de sang pour un morceau de territoire qui retournera tôt ou tard dans le sein de la patrie ou de l'humanité (applaudissements). En fin de compte, s'il faut verser une goutte de sang, que ce soit alors pour l'humanité, pour cette planète dont doit vivre et vivra un jour la famille humaine, selon des principes qui ne seront pas l'exploitation et l'égoïsme effréné, qui ne seront pas l'inégalité et l'injustice, qui seront vraiment la fraternité, la vraie fraternité, la justice entre tous les êtres humains qui vivent sur cette planète. Pour ça, oui, n'importe quel sacrifice vaut la peine !

Comme nous croyons en cet avenir, tôt ou tard – même si nous pouvons redire après Allende : « Plus tôt que tard » – nous sommes sûrs que ce monde viendra (applaudissements).

Voilà donc quelle a été l'intervention, le piège qu'ils ont tendu à notre pays. Après, ils ont tout acheté, ils se sont emparés de tout ; ils ont commencé à inculquer une conscience antinationale, à déformer notre histoire. Tout se devait à la « générosité » des États-Unis. Au terme de trente ans de lutte héroïque de notre peuple, dont des centaines de milliers d'enfants avaient fait le sacrifice de leur vie, les voilà qui apparaissent, alors que l'Espagne était déjà vaincue. Parce que l'Espagne ne pouvait plus poursuivre cette lutte, et cela peut se prouver historiquement et mathématiquement. C'est alors qu'ils interviennent et occupent notre île, et pas seulement la nôtre, mais encore les Philippines, et pas seulement les Philippines, mais encore notre sœur, l'île de Porto Rico (applaudissements).

Je suis très heureux de le rappeler ici, parce que les Portoricains viennent de donner une leçon impressionnante, et il faudra écrire en lettres d'or dans les annales du néolibéralisme la page que vient d'écrire le peuple portoricain, cent ans après cette occupation.

Nous parlons de commémorations, mais ce mouvement unanime, cette grève portoricaine en espagnol (applaudissements et slogans de : « L'indépendance pour Porto Rico »). Après cent ans d'anglais, voyez comment le peuple portoricain se dresse, fort de sa culture qu'on n'a pu détruire, de sa langue, de ses sentiments patriotiques, parce qu'il y a quelque chose derrière cette attitude : un sentiment d'orgueil national. Et il luttait contre quoi ? Contre quelque chose qui est le plus à la mode dans notre monde : la privatisation d'une société téléphonique.

Quand dans le monde, on vend tout - même nous, nous avons dû vendre une partie de notre système téléphonique pour qu'il ne se convertisse pas en une pièce de musée, pour pouvoir accroître les communications et les moderniser, car nous n'avons pas les capitaux suffisants, nous avons dû le faire, mais en ayant tout bien analysé, tout calculé, pour des besoins de technologie et de capitaux dont nous sommes loin de disposer – eh ! bien, les Portoricains ont déclenché une grève nationale. Quand j'en ai reçu la première nouvelle au cours d'une réunion d'économistes – c'est un Portoricain qui me l'a raconté – j'en suis resté tout surpris, parce que jamais une grève générale n'a eu lieu dans un pays latino-américain.

Tous les jours, on vous vend aux enchères une entreprise. Et eux, qui sont sous la domination de la puissance néolibérale par excellence, se sont opposés à la privatisation d'une entreprise. C'est un exemple. Et je dirais que c'est le meilleur hommage, ou le meilleur souvenir, ou le meilleur avertissement ou le meilleur message que le peuple portoricain pouvait avoir lancé au moment du centenaire de l'occupation de l'île par les troupes étasuniennes.

Dans notre pays, ils ont cherché des formes plus subtiles, ils se sont emparés de toute l'économie, des principales terres, des usines, ils ont établi une Constitution, un amendement. Qu'ils ont dû souffrir, Máximo Gómez et les autres !

Martí, Maceo, Agramonte, des dizaines et des dizaines de héros étaient déjà morts, et ils n'ont pas souffert cette amertume, et ils n'y pensaient pas, parce qu'ils avaient confiance dans leur peuple, dans sa capacité de vaincre tous les obstacles, de faire face à tous les revers.

Ceux qui sont tombés avant connaissaient par contre les écueils qui pouvaient se présenter, et plus d'un, comme Máximo Gómez en personne, a souffert le terrible événement du pacte du Zanjón, quand les divisions, comme disait Martí, ont provoqué la démoralisation, car les patriotes rendaient leurs armes sans avoir accédé à l'indépendance.

Chaque fois que quelque chose de ce genre arrive, nous nous souvenons avec satisfaction de ceux qui ont contribué par leur vie à ces objectifs.

Voilà pourquoi je suis si rétif, si allergique à l'individualisation des mérites, parce que chacun de nous, et moi en particulier à cause des nombreuses années durant lesquelles j'ai eu le privilège de participer à la lutte, se souvient de tant et tant de compagnons qui sont tombé dès les premiers moments de la lutte révolutionnaire, et de ceux, tout aussi sacrés, qui ont lutté depuis le siècle dernier et sont tombés pour qu'il existe aujourd'hui un pays indépendant qui s'appelle Cuba (applaudissements).

Je disais donc voilà quelque temps - aujourd'hui même (rires) - que l'important à se demander n'était pas ce qui allait se passer à Cuba, mais ce qui allait se passer dans le monde. Mais n'allez pas croire que je vais vous donner une réponse catégorique et précise, bien que je puisse faire quelques affirmations catégoriques : ce qu'on appelle le nouvel ordre – à tout bout de champ on a un nouvel ordre – cet ordre néolibéral qu'on impose au monde est intenable ; la mondialisation néolibérale – pour être exact – est intenable (applaudissements).

C'est pour nous un point de départ fondamental et un facteur qui nous incite tous à lutter, parce qu'on ne lutte pas en vain, on ne lutte pas pour un pays.

La lutte de n'importe quel pays, de n'importe quel peuple, notamment du Tiers-monde, se convertit forcément aujourd'hui en une lutte pour le monde, en une lutte universelle. Toute petite pierre que vous apportiez - certains peuvent plus, et d'autres moins - dépend de facteurs et de circonstances.

Je disais, et je le dis à bien des endroits – je l'ai dit à Genève – quelque chose que personne ne peut contester : la mondialisation est inévitable, c'est un fruit de l'histoire, du développement des forces productives, comme le disait Marx à son époque – une époque où, bien entendu, on ne connaissait pas et on ne pouvait pas connaître bien des problèmes d'aujourd'hui. Marx a eu une grande prémonition, la vision d'une loi, d'un développement de la société humaine à laquelle il a consacré une bonne partie de sa vie, ainsi qu'à l'étude du capitalisme qu'il connaissait mieux que Freeman, que ceux de la Banque mondiale, du Fonds monétaire et tous les autres.

L'homme qui a su le plus de capitalisme dans le monde, c'est Karl Marx (applaudissements). Écoutez bien ce que je vais dire, Isla Conde et les autres – et vous me le pardonnerez – Marx savait plus de capitalisme que de socialisme, parce qu'il concevait celui-ci comme une société ultérieure. Il n'a pas tenté de décrire comment allait être le système socialiste, encore moins de dire comment devait être une Constitution socialiste, il était conscient que ce n'était pas sa tâche. Sa tâche a été de bien étudier un système social, une loi historique, et il était absolument convaincu que cette société-là devait être inévitablement remplacée par une autre, et non par le caprice ou les désirs que qui que ce soit, mais comme une nécessité réelle et objective du développement humain.

Il a critiqué les utopistes. Je me sens parmi les critiqués, et à juste titre, assurément, parce qu'avant de lire le premier document marxiste, en étudiant l'économie politique à l'université d'une façon assez large – j'avais un professeur assez rigoureux, qui n'était pas marxiste, mais qui nous expliquait les différentes théories et conceptions économiques, et qui nous parlait des crises de surproduction, du chômage et de tous ces problèmes qui ont soulevé mon intérêt et qui m'ont fait beaucoup réfléchir – j'étais arrivé à la conclusion que ce système-là était chaotique, absolument chaotique, si bien que je suis devenu une espèce de communiste utopique et que je me suis mis à imaginer une société différente et plus juste. Bien entendu, je ne pouvais pas connaître la justice et l'injustice parce que j'ai eu pas atteint l'âge de raison comme prolétaire. Chez moi, j'ai atteint l'âge de raison comme fils de propriétaire terrien.

Par chance, je ne vivais pas dans un quartier aristocratique, je vivais en pleine campagne. Toutes mes connaissances, tous mes amis étaient des fils de travailleurs, et je jouais avec eux, j'allais avec eux de partout, et je n'avais pas la moindre possibilité d'acquérir une espèce d'esprit de classe bourgeois ou riche. Bien entendu, je ne comprenais rien à la politique, mais je voyais ces choses-là, je voyais comment vivaient les travailleurs, comment vivaient les paysans pauvres, à un endroit où le propriétaire de ces terres était vraiment quelqu'un de généreux, un immigré espagnol qu'on avait recruté et qu'on avait même envoyé à Cuba lutter contre l'indépendance, qu'on avait arraché d'Espagne comme on arrachait alors les paysans de leur terre. Il ne serait pas étonnant que mon père se soit trouvé sur la ligne défensive Júcaro-Morón – je crois que c'est là un des endroits où il a été – une des fois où Máximo Gómez ou un autre chef cubain est passé par là. Il avait seize ou dix-sept ans à l'époque.

Un jour, au parti, on a demandé – je crois que c'est une mauvaise habitude – leur origine de classe à tous les militants, et moi aussi : alors, j'ai dit : petit-fils de paysans pauvres (rires et applaudissements). Là-bas, mes grands-parents n'avaient même de quoi nourrir leurs enfants.

Une fois rentré en Espagne après cette guerre dont j'ai parlé, il retourne à Cuba et commence à travailler dans un des grands latifundios de l'United Fruit Company, à couper de l'acajou et d'autres essences précieuses pour alimenter les chaudières des sucreries que construisait la compagnie. Et ils ont liquidé les forêts et tout le reste. C'est une des dettes qu'ils ont envers moi, du moins, quand ils ont transformé mon père en un bûcheron qui coupait les essences précieuses pour en faire du combustible et défricher le terrain (rires).

Voilà l'histoire. Mais mes parents ont toujours vécu à la campagne, semi-analphabètes. Mon père et ma mère ont appris à lire et à écrire tout seuls, quand ils étaient adultes. C'est l'une des raisons pour lesquelles ma mère, qui en souffrait beaucoup, s'est efforcé pour que nous autres, ses enfants, nous fassions des études. Elle s'efforçait plus que ses enfants (rires), mais certains, pour une raison ou une autre, ont fait plus d'efforts.

Ils ne vivaient pas dans un quartier bourgeois. Ils ne vivaient pas à Vista Alegre, à Santiago de Cuba, qui était le quartier des riches, et c'est pour cela que je n'ai pas acquis cette mentalité. En tout cas, c'est en me rappelant tout ça que, quand j'ai commencé à entrer en contact avec les idées politiques et surtout quand j'ai commencé à entrer en contact avec les idées socialistes, que j'en ai tiré des conclusions. Et quand je tombe sur les premiers documents, alors, là, ç'a été comme l'essence quand vous en approchez une allumette. Voilà comment j'ai commencé à avoir une idéologie politique.

Je disais donc que Marx parlait des socialistes utopiques, mais il a surtout étudié ces questions dont je vous ai parlé. Ce sont d'autres gens qui devaient s'occuper de cette tâche, parce qu'il n'aimait pas, lui, jouer le rôle de prophète de la construction du socialisme. Car c'est là un autre angle, ou mettons, un autre domaine.

Quelque chose d'autre d'important aussi : il ne concevait pas le socialisme dans un seul pays. Aucun des auteurs et théoriciens du marxisme, jusqu'à la fin de la première guerre mondiale, ne concevait l'idée du socialisme dans un seul pays, parce qu'il le voyait comme quelque chose d'absolument impossible, et pensait au développement de l'Angleterre, de l'Allemagne, des États-Unis. Quand la révolution d'Octobre éclate, on n'envisageait pas le socialisme dans ce pays qui était le plus en retard d'Europe, avec 80 p. 100 de paysans, une intelligentsia réduite ayant de grandes connaissances, de brillants penseurs qui connaissaient toutes les idées politiques de l'époque.

Le socialisme se produit après qu'une guerre a détruit les rares industries, dont certaines étaient très importantes, avec une classe ouvrière naissante très combative et 80 p. 100 de paysans, et ils commencent à construire le socialisme. L'autre solution était la reddition, et ils ont préféré tenter de construire le socialisme dans ce pays. Et ils se sont mis à l'œuvre quand les espoirs de révolutions en Allemagne et dans d'autres pays industrialisés se sont évanouis, c'est la vérité historique.

Je me souviens d'avoir lu qu'à un moment donné, Lénine concevait la construction du capitalisme sous la direction des travailleurs, d'un gouvernement des travailleurs. Il disait : il faut construire le capitalisme, il faut développer les forces productives. Mais le harcèlement, les agressions, l'isolement étaient tels et la situation est devenue si critique qu'il n'a pas eu d'autre solution que de relever le défi. Marx se serait vraiment pris la tête dans les mains en voyant ça.

Et je ne donne pas tort à Lénine. Je dis sincèrement que si je m'étais trouvé dans une situation comme ça, j'aurais fait pareil, parce qu'en fin de compte elles étaient encore plus irrationnelles, les possibilités que notre Révolution se maintienne après l'effondrement du camp socialiste, l'apparition d'un monde unipolaire, alors que l'ennemi juré était encore plus fort et puissant que jamais, et que nous ne pouvions compter sur aucun soutien extérieur. Et pourtant nous avons dit : nous irons de l'avant. Huit ans se sont écoulés, et peut-être même un petit peu plus, parce que les problèmes ont commencé à se présenter avant 1990.

Ce n'est pas que nous sommes en train de construire le socialisme : pour l'instant, nous défendons fondamentalement la souveraineté, l'indépendance du pays et les conquêtes du socialisme. Si nous pouvons faire un peu de socialisme, nous le faisons, mais nous voulons surtout perfectionner ce que nous avons fait, gagner en qualité. Si nous avons soixante mille médecins, eh bien qu'ils soient toujours meilleurs.

En pleine Période spéciale, nous sommes parvenus à réduire la mortalité infantile à 7,2 pour 1 000, en pleine Période spéciale (applaudissements). Nos médecins sont meilleurs.

Nous comptons de deux cent cinquante à trois cent mille instituteurs et professeurs, et ils ont toujours plus de connaissances. Et nous continuons d'en former, parce que certains prennent leur retraite. Et nous avons une réserve d'enseignants, pour que les autres puissent faire des études. Des milliers d'enseignants ont ainsi la possibilité d'étudier à plein temps et à salaire complet, même si celui-ci est modeste compte tenu des difficultés économiques actuelles, mais ils le touchent et ils peuvent se consacrer à plein temps à leur recyclage et à leurs études. Leur qualité s'améliore, on choisit mieux ceux qui entrent dans les écoles normales et on les forme mieux. Et c'est pareil pour tous nos spécialistes.

La Révolution a formé six cent mille universitaires, et on leur cherche à tous un emploi. S'ils veulent en changer, alors, ils doivent suivre des cours de requalification. 

Comme l'élan du développement a été freiné et que l'économie est déprimée, nous ne pouvons logiquement donner un emploi rationnel, optimal, à chacun de nos diplômés, mais nous n'avons pas fermé les universités, un nombre considérable d'étudiants y entre tous les ans, après avoir été mieux choisis sur dossier, sur leur vocation, sur leurs capacités. Nous avons pourtant des capacités disponibles dans les universités. Nous avons plus de vingt mille professeurs, dont on n'a pas réduit le nombre et qui continuent de se recycler.

Nous utilisons ces capacités pour aider certains pays, mais pas autant que nous le voudrions. À un moment donné, comme je l'ai dit hier, notre pays comptait vingt-deux mille boursiers étrangers, soit le plus fort taux de boursiers par habitant au monde. Mais maintenant, par exemple, nous avons des plans pour favoriser des étudiants des pays de la CARICOM qui ont du mal à étudier dans leurs pays qui sont petits, isolés du point de vue géographique et qui n'ont pas d'universités. Nous leur avons offert toutes les bourses qu'ils souhaitent. Ça ne nous ruine pas. Les professeurs sont là, et les installations aussi, ce qui n'implique aucun frais supplémentaire. Les frais portent sur l'entretien des étudiants et nous le faisons gratis. Par contre, nous recommandons aux pays qui les envoient de fournir une petite aide personnelle en argent de poche, pour compenser un peu les carences dont souffrent nos propres étudiants pendant cette période que nous traversons.

Bref, notre qualité s'améliore. Nos chercheurs, qui sont très jeunes, ont toujours plus d'expériences et des programmes toujours plus ambitieux.

Nous avons rationalisé l'administration autant que faire se peut, et nous recherchons l'efficacité par-dessus tout, nous faisons des contrôles, car, en ouvrant les portes de notre pays où entrent et sortent des centaines de milliers et des millions de personnes, nous courons des risques de toutes sortes : des risques pour la sécurité quand on organise des plans terroristes à l'étranger pour conspirer, pour faire des combines, pour introduire des explosifs, ce qui devient plus facile. Mais il ne s'agit pas seulement de la sécurité, mais encore de coutumes, d'habitudes. Les pourboires n'existaient pas dans notre pays, et compte tenu des habitudes établies dans les services touristiques internationaux et de la nécessité de stimuler ceux qui travaillent dans ce secteur, indépendamment de leur bonne volonté, nous les avons acceptés, et parce qu'il serait impossible que les touristes ne donnent par habitude un pourboire en échange d'un service. C'est inévitable.

Nous avons dû accepter la libre circulation des devises. Elles arrivaient du dehors par différentes voies, et on ne pouvait se mettre à poursuivre celui qui en avait. Tout le monde est donc libre de posséder et d'utiliser des devises. Cela aide dans une situation donnée. Nous ne l'avions jamais fait avant la période spéciale. Bien entendu, ceux qui en reçoivent achètent des produits, et une partie devient en fait une espèce de valeur ajoutée pour contribuer à satisfaire des besoins en aliments, en médicaments, etc., pour ceux qui n'ont pas le privilège d'en recevoir de l'étranger.

Nous avons dû faire bien des choses, mais nous courons des risques que nous ignorions avant. Nous devons être plus prudents. Ainsi, nos chiens dressés doivent apprendre deux choses, autrement dit deux métiers : ils doivent être experts dans la détection non seulement de drogues, mais encore d'explosifs. Vos chiens à vous n'ont pas besoin de savoir détecter des explosifs, sauf dans ce cas très spécial d'une réunion internationale comme celle-ci. Mais vous n'avez pas affaire à des groupes, très stimulés et bien entraînés, qui meurent d'envie de voir s'effondrer la Révolution, qui ne se contentent pas d'un blocus renforcé, sans parler de l'autre blocus causé par la disparition, comme je vous l'ai dit, des piliers de notre commerce. Et comment ils se désespèrent, ils renforcent leurs plans. Vous n'avez pas ce problème, vous, et aucun pays ne l'a pratiquement. Mais ils veulent faire du tort au tourisme, aux investissements étrangers, les décourager, pour ne pas laisser à notre pays la moindre chance.

Et nous devons donc prendre des mesures de toute sorte, parce que ce n'est pas seulement avec des chiens qu'on découvre les plans. Et si nous avons appris quelque chose, c'est bien de découvrir les plans. Les chiens aident, bien entendu.

Le tourisme entraîne ces dangers-là. Et les investissements étrangers aussi, ils créent des clivages. Cela stimule la corruption, incontestablement, à cause de cette habitude de verser des pots de vin de tant et de tant pour qu'on donne la préférence à une société sur une autre, et toutes ces choses-là, et ça nous oblige à être mieux organisés, à réaliser des audits efficaces et à avoir des auditeurs qui auditent les auditeurs, en plus (rires et applaudissements).

Vous n'avez pas idée de ce que c'est que la lutte contre tout ce qu'entraîne le système social, historique, qui a prévalu ces siècles derniers. Je ne peux généraliser, parce qu'il y a de nombreux investisseurs strictement honnêtes et dignes, qui ne se livrent pas à des activités de ce genre, mais il y en a d'autres, et il y a de tout. Le pays s'est ouvert, il ne vit plus dans une urne de cristal. J'ai soutenu la thèse que la vertu se cultive au contact du vice, sinon, la vertu se trouve dans une urne pure, totalement aseptisée, sans un germe pathogène, avec des milliers de filtres qui empêchent les airs contaminés de pénétrer.

Je disais donc : la vertu se cultive en lutte contre le vice. Si vous êtes pur, dans votre urne de cristal, ensuite, quand les germes apparaissent, il se peut que vous n'ayez pas les anticorps suffisants.

Notre peuple possède de nombreux anticorps moraux et de conscience, mais il existe toujours un certain nombre de personnes susceptibles de tomber malades, idéologiquement parlant. L'ennemi le stimule, présente sa société de surconsommation – car la société étasunienne n'est pas seulement de consommation – comme un modèle, comme le rêve, et le divulgue par tous les moyens, et le prône en plus. Il se met à comparer les revenus du pays le plus riche au monde avec ceux des pays du tiers monde, de ces pays qui ont encore à se développer et auxquels on ne veut pas permettre de se développer, à présenter ses modèles de consommation et de vie face à ceux que peut maintenir un pays comme Cuba qui souffre d'un blocus rigoureux depuis presque quarante ans, et auquel on ne permet même pas d'acheter une aspirine.

Vous avez entendu parler récemment de mesures du gouvernement étasunien qui vont censément libéraliser un peu la vente de médicaments. Mais, pour acheter un médicament, – ce n'est d'ailleurs toujours pas réglementé et ils ne se pressent pas – les démarches et les formulaires bureaucratiques sont tels qu'il est presque impossible d'acheter une aspirine. Et pourtant ils ont fait croire qu'ils allaient libéraliser ces ventes, mais le fait est que rien ne s'est encore concrétisé dans la pratique. Et alors, face au pays soumis à un blocus depuis quarante ans, ils disent : regardez donc le socialisme, regardez donc tous les besoins du peuple, voilà à quoi a conduit la Révolution, et ils mettent ça en contraste avec ce qu'ont les consommateurs de l'empire.

C'est comme si vous ligotiez quelqu'un des pieds et des mains, que vous le lanciez à l'eau et que vous disiez : regardez donc ce type qui ne peut pas nager. Eh ! bien, nous, nous avons été capables de nager, même pieds et poings liés. Et nous disions : nous avons des choses que vous n'avez pas, parce que chez nous, aucune personne âgée ne dort sous les ponts abrité par des journaux (applaudissements prolongés), nous n'avons pas un seul analphabète (applaudissements). Des totalement analphabètes, ils n'en ont pas beaucoup, eux, ils ont surtout des analphabètes fonctionnels. Mais ils ont surtout une catégorie d'analphabétisme qui est terrible : l'analphabétisme politique (applaudissements).

On s'étonne vraiment bien des fois, parce que c'est un peuple intelligent, sans aucun doute, travailleur. Mais comment un système peut-il le maintenir dans une telle ignorance des valeurs et des questions essentielles à l'être humain ?

Nous avons une mortalité infantile inférieure dans toute Cuba à celle de la capitale des États-Unis (applaudissements), et les taux de survie sont les mêmes à la ville et à la campagne (applaudissements), chez les Noirs, les métis, les mulâtres et les Blancs (applaudissements). Aux USA, il y a une mortalité infantile pour les riches et une mortalité infantile pour les pauvres, une mortalité infantile pour les Blancs et une mortalité infantile pour les Noirs. Elle dépend de la couleur, de la richesse et de tout le reste. Chez nous, la mortalité infantile est la même pour tous (applaudissements). Et les morts maternelles minimes sont les mêmes à la ville et à la campagne. La même pour tous, indépendamment des revenus, de la richesse et de tout le reste.

Chez nous, 85 p. 100 de la population est propriétaire de son logement. Un autre pourcentage est composé de logements qui sont en quelque sorte de fonction. C'est le cas du médecin de la communauté, dont la maison ne lui appartient pas et qui, s'il est muté, doit l'abandonner, ou alors c'est le cas des logements d'une usine éloignée. Mais un très gros pourcentage de la population est propriétaire de son logement, et ne paie ni loyer ni même impôts.

Aux USA, si vous voulez être propriétaire de votre logement, vous devez payer des impôts incomparablement plus élevés que ce qu'on payait de loyer à Cuba à l'époque du capitalisme. Oui, il y a bien des choses dans notre pays pauvre et soumis au blocus qu'ils n'ont pas eux, même du point de vue matériel.

Nos athlètes gagnent de nombreuses médailles d'or (applaudissements) et nous n'avons pas besoin d'acheter des athlètes d'autres pays (applaudissements).

Mais voyez un peu dans quelles conditions difficiles doivent lutter nos peuples s'ils ont une équipe amateur. Les athlètes reçoivent un grand soutien dans notre pays, ils peuvent faire des études dans les écoles d'éducation sportive, un titre universitaire, un salaire modeste, et tout d'un coup on leur offre cinq, ou dix millions de dollars. Il est vraiment abusif, immoral, qu'un pays qui forme ses athlètes et qui veut les avoir pour que le peuple les voie et en profite soit soumis à ce genre d'achat par un pays riche étranger. Comme le sport s'est vraiment professionnalisé ces dernières années et que les athlètes sont devenus des marchandises, vous ne pouvez vous faire une idée des sacrifices que doit faire un pays pour maintenir le moral et l'esprit patriotique de ses athlètes, pour qu'ils soient incapables de se vendre pour des millions de dollars (applaudissements).

Nous sommes fiers d'avoir des athlètes à qui on a offert des contrats de jusqu'à trente millions de dollars pour jouer pendant cinq ans, et qui les ont refusés, alors qu'ils n'ont qu'un logement modeste et peuvent avoir tout au plus une voiture en guise de stimulant, ou de prime, en prix de leur efforts. Oui, il est vraiment étonnant qu'il existe dans ce monde aliéné par l'argent des hommes capables de refuser quarante millions de dollars.

Eux, ils attirent des athlètes de tous les pays, mais quand ils parviennent à soudoyer un athlète cubain, ils le claironnent aux quatre vents pour nous humilier.

Ils ont été plus de huit cents aux dernières compétitions. Quand ils sont allés à Porto Rico, aux derniers Jeux centraméricains, ils ont voulu faire un pillage d'athlètes et ils ont offert beaucoup d'argent, et ils ont même obtenu la désertion de quelques dizaines, je ne me rappelle plus le chiffre exact. Cette fois-ci, ils en ont obtenu trois, aucun des meilleures catégories, et pourtant il y avait nos boxeurs qui ont raflé toutes les médailles d'or, et ils veulent les acheter, et ils veulent acheter nos sportifs. C'est une autre forme de harcèlement et de pillage.

Ils sont en train de créer des écoles en Amérique latine pour promouvoir des valeurs sportives, surtout pour les Grandes ligues de base-ball, parce qu'ils ont calculé que cela leur coûte plus cher de former un athlète aux USA qu'en Amérique latine. Bon, certains y vont, et je sais que vous ne pouvez vous contenter d'autres choses, et que vous vous réjouissez de tout cœur qu'un bon lanceur, et ou un bon batteur joue dans les Grandes ligues.

Chez nous, le sport est un spectacle, il dure presque toute l'année, les gens veulent voir leurs athlètes. Certaines compétitions sont bien plus courtes, comme le volley-ball, par exemple, où les joueurs participent peu de temps comme spectacle. Mais c'est une lutte terrible pour les amener.

Ils tentent par tous les moyens d'introduire le virus idéologique, de diviser, de démoraliser, et nous devons faire face à tous ces problèmes que provoque notre ouverture, mais je crois que nous sommes en train d'apprendre à bien le faire et aussi à être efficace en tout. Le jour où nous disposerons de nouveau de ressources relativement abondantes, nous serons sans doute deux fois, ou trois fois plus efficaces que ce que nous étions à l'époque des vaches grasses et nous pourrons mieux utiliser nos ressources. Nous progressons en qualité dans cette lutte, et nous avançons peu à peu, malgré toutes les lois perverses qu'ils appliquent. Ce sera 5 p. 100, ou 3 p. 100, ou 2 p. 100 ou 1,5 p. 100, et si un jour une super-sécheresse, un cyclone, ou tout autre phénomène nous fait chuter d'un point, nous ne nous démoraliserons pas pour autant, nous continuerons de lutter. Je vous disais que nous avions atteint 76 p. 100 de ce que nous avions avant, et un jour nous arriverons à 100 p. 100.

Nous ne nous battons pas seulement pour survivre, non, nous participons à la lutte pour un monde meilleur (applaudissements), aux côtés du reste du monde.

Ils frapperaient un grand coup s'ils renversaient la Révolution cubaine, parce qu'aux Nations Unies et partout, il y a un pays qui a su résister, qui a su démontrer qu'on peut faire beaucoup avec peu de ressources, un pays qui fait entendre sa voix. Que ne donneraient-ils pas pour éteindre cette voix de Cuba à n'importe quelle tribune, à l'OMC ou à   l'OMS ! Parce que Cuba n'arrête pas de faire des calculs et de calculer tout ce qu'ils gaspillent à ceci et à cela, combien vaut un médicament contre le sida, les dix mille dollars qu'il faut payer annuellement pour ce cocktail qui peut préserver la vie d'un séropositif, et de demander d'où les Africains vont tirer les trois cent milliards de dollars dont ils auraient besoin tous les ans pour donner ce même traitement médical à plus de trente millions de malades du sida en Afrique.

Il y a beaucoup de questions à leur poser partout et depuis toutes les tribunes, et bien des choses à dénoncer, pour contribuer à former la conscience dont nous avons besoin et dont le monde a besoin pour apporter des solutions qui, je le répète, ne viendront pas par la bonne volonté de qui que ce soit, mais parce que l'humanité en a besoin pour survivre.

Il me semble que l'idée de ce monde de l'avenir est peut-être la plus importante et la plus noble que puisse nourrir un révolutionnaire.

Les révolutionnaires ont toujours lutté pour l'avenir. Máximo Gómez et Martí ont lutté pour l'avenir. Quand Martí est mort à Dos Ríos, il savait qu'il mourait pour l'avenir, il ne s'inquiétait pas de voir le fruit de tout cela. Sa présence pour plus de temps aurait été extraordinairement utile. Il est mort dans la fleur de l'âge, pourrait-on dire, quand son talent était le plus fécond. Ils luttaient tous pour l'avenir.

Lutter pour l'avenir ne veut pas dire qu'on cesse de faire tous les jours ce qu'il faut faire pour le présent, il ne faut pas confondre une chose et l'autre.

Notre pays, en tant qu'État révolutionnaire, peut consacrer une grande partie de la bataille à cette lutte pour l'avenir, à cette lutte contre la mondialisation néolibérale qui nous écrase tous et qui menace de tous nous écraser. Non la lutte contre la mondialisation qui est un phénomène inexorable, mais une lutte pour une mondialisation humaine et juste.

Si vous demandez au pape, il vous répondra : pour la mondialisation de la solidarité. Si vous nous demandez à nous, pour savoir ce que nous croyons au plus intime de nous au sujet de la seule mondialisation qui serait capable de sauver l'humanité, de préserver l'espèce humaine, je dirais alors : la mondialisation socialiste. (Applaudissements et slogans de : « Vive Cuba révolutionnaire ! »)

Est-ce par dogmatisme ? Est-ce par fondamentalisme idéologique ? Non, tant s'en faut : c'est par conviction profonde. Le monde ne pourra se sauver en suivant le chemin qu'il suit. Il n'y aura pas à mon avis la moindre possibilité de survie de l'espèce. D'ailleurs, cette mondialisation et ce nouvel ordre qu'on nous établit n'auront aucune possibilité de survie, parce que les masses se soulèveront, parce que les peuples se soulèveront, parce que l'humanité se soulèvera.

L'humanité ne posera pas la tête sur le billot pour attendre la hache du bourreau. Son instinct de préservation, le fait qu'elle soit composée d'êtres humains pensants le rendent impossible.

Voilà pourquoi, à mon avis, une bataille grande et difficile est en train de se livrer dans le domaine des idées, parce que, quand tout se mondialise, les solutions se mondialisent aussi. Et je le répète : chacun a le devoir sacré de faire tout ce qui est à sa portée dans le cadre de son activité. De nos jours, la grande tâche stratégique, ou plutôt les vraies solutions sont des solutions mondiales.

Le système n'est pas seulement insoutenable pour ces raisons de survie, et parce que les masses ne pourront le tolérer : c'est qu'il marche irrémédiablement vers des crises, et les grands changements dans l'histoire – nous le savons tous – sont toujours le fruit de grandes crises. Je ne veux pas dire par là qu'il faille attendre la grande crise pour lutter, pour faire ce qu'il faut faire à chaque coin de la planète, car il faut faire prendre conscience de ces problèmes.

Nous allons organiser une réunion importante à Cuba, d'économistes éminents d'Amérique latine et du reste du monde, en janvier, pour discuter du thème : mondialisation et néolibéralisme. Nous voulons préciser des concepts, et que viennent aussi des gens de l'école de Freeman, ceux de l'école du néolibéralisme et de tous les écoles. Un vrai débat, qui n'a eu lieu nulle part, pour éclaircir et préciser les concepts.

Cette réunion sera organisée à Cuba par une organisation d'économistes latino-américains, et elle surgit d'une rencontre que nous avons eue pour analyser les questions économiques. Et j'ai proposé ce qu'il me semblait aujourd'hui le thème des thèmes : la mondialisation néolibérale, ou mondialisation et néolibéralisme, et qu'elle repose, non sur des allocutions à la queue-leu-leu, mais sur des discussions à partir de communications d'économistes éminents et des réponses aux questions posées par le public. Un débat. Je pense qu'il y aura beaucoup de gens éminents, mais qu'il y aura au moins une quarantaine de communications, et sans doute des centaines et des centaines de questions, et un débat.

Quand nous avions discuté de la dette extérieure au palais des Congrès ou dans un grand théâtre, il y avait des milliers de personnes, et c'était une chaîne interminable de discours. Cette fois-ci, il faudra que ce soit des communications, en nombre limité, avec un temps de débat et d´éclaircissement des questions, et pas plus de six cents participants. Il existe de nombreuses écoles et de nombreux points de vue. La seule idée commune que j'ai pu apprécier chez tous les économistes, même chez des sommités du néolibéralisme et de la mondialisation néolibérale, c'est l'incertitude. Écoutez bien : l'incertitude ! (Rires et applaudissements.) N'oubliez pas ce mot. Pas un seul sans incertitude.

Et sans avoir à recourir à l'espionnage, rien qu'en conversant avec de nombreuses personnes dans le monde qui conversent avec d'autres dans le monde, avec des personnes qui ont des relations, en lisant et en analysant chacun des mots qu'elles prononcent, en lisant et en analysant ce qu'écrivent de brillants et d'éminents spécialistes, d'un bord ou de l'autre, de ceux qui tirent la couverture à eux de la mondialisation néolibérale ou de ceux qui sont contre, vous tirez la conclusion qu'il n'existe qu'une seule chose  terrible : l'incertitude.

Comment disait – certains de vous doivent le savoir, je ne m'en souviens pas à ce moment précis – l'inscription que Dante avait placée à l'entrée de l'Enfer. Comment ça, personne ne le sait ? Quelqu'un doit le savoir. (On lui dit quelque chose du public.) Ah ! oui : « Abandonnez toute espérance. » Eh bien, à l'entrée de cet ordre mondial qu'on tente de nous imposer, de cette mondialisation qu'on nous peaufine, vous pouvez écrire les deux à la fois : « Incertitude totale » et « Abandonnez toute espérance » (applaudissements).

Ils ont peur. Ils savent que le système est le frère jumeau ou inséparable des crises, et ils ne se font pas faute d'inventer des remèdes, mais il est plus facile d'en trouver un contre le cancer ou contre le sida. Je suis convaincu qu'on en trouvera contre ces maladies-là, mais contre ce système chaotique, absurde, sauvage, ou plutôt contre ses conséquences, ils n'en trouveront pas.

Elles sont incroyables, les choses qu'ils inventent. Nous l'avons vu ces jours-ci où les crises ont débuté, depuis la mexicaine jusqu'à la russe – qui est la pénultième de la pénultième de la pénultième – celle qui a commencé par le Mexique et qui a touché certains États du Sud-est asiatique, puis d'autres, et qui a placé le Japon dans des conditions terribles, qui a plongé la Russie dans une situation catastrophique et qui menace terriblement, comme une épée de Damoclès qui pend d'un fil qui s'effiloche, l'économie brésilienne, l'économie argentine, et les autres d'Amérique latine et du tiers monde, à commencer par là où elle a débuté, le Mexique.

Les grands théoriciens et concepteurs de cet ordre mondial ont peur que l'incendie ne se propage et ne se propage encore et encore.

Je parlais de doute, d'incertitude, mais le président du Fonds monétaire international – c'est ce que j'allais vous dire il y a quelques minutes – a de grands doutes. Le président de la Réserve fédérale des USA, Greenspan... – je crois que vous devez le prononcer mieux que moi, parce que mon anglais est chaque jour plus terrible (applaudissements), même si je comprends qu'il ne me reste pas d'autre remède que de le confisquer comme un instrument de communication, car, à cause de l'ambition de l'homme, nous avons été condamnés, selon ce que raconte la Bible, à parler chacun une langue différente. Il ne nous va pas rester d'autre solution, pour des raisons historiques, que confisquer cette langue-là sans jamais renoncer, bien entendu, à celle de chacun de nous. Voilà de quoi il s'agit. Ils ne veulent qu'une seule langue, les autres gênent, en deux mots elles entravent le commerce. Ils doivent faire des traductions, et quand ils en font, faut voir ce que ça donne.

On raconte que durant la visite de Clinton en Chine, alors qu'ils disaient, eux, qu'il s'adressait à 1,2 milliard de Chinois, je savais, moi, que des tas de Chinois pestaient, parce qu'ils ne comprenaient goutte à la traduction que leur faisaient les traducteurs étasuniens. Ils étaient si suffisants que quand Clinton a eu un débat à l'université, ils ont recouru à des interprètes made in USA (rires), et le problème c'est que vous êtes dans un pays où, si vous parlez le langage de Pékin, on ne vous comprend pas à Shanghai, ni à Canton, ni ailleurs. La langue écrite, celle-là, oui, elle se comprend dans tout le pays, mais pas la langue parlée. Alors, imaginez un peu un interprète étasunien traduisant un discours de Clinton en pékinois et le faisant mal en plus ! Alors, les traductions, pour ces gens-là, ça leur donne des maux de tête, et ils préfèrent que tout le monde parle anglais et qu'il n'existe plus aucune autre langue. C'est une gêne, pour les films, pour les séries télévisées, pour tout : ça leur coûte plus cher, ils gagnent moins. Allez savoir si Bill Gates n'est pas en train d'inventer un ordinateur qui traduit automatiquement de l'anglais dans des centaines d'autres langues.

Ils sont vraiment en train de nous façonner un monde dont ils prennent peur eux-mêmes.

Je tentais donc de prononcer le nom du président de la Banque de réserve fédérale. Comment ça se prononce, pour voir ? (Du public, on lui dit Greespan.) C'est un type intelligent, on ne peut le sous-estimer.

Greenspan vit lui aussi dans la même incertitude, et celui de la Banque mondiale, pareil, et Clinton aussi. Rubin, le secrétaire au Trésor, pareil, et tous les présidents des banques régionales ont tous la même incertitude, et chacune de leurs analyses – celles qu'ils nous transmettent, car ils sont bien informés, même ce qu'ils discutent, parce qu'ils discutent à huit ou dix, ils ont des amis qui informent la presse ou leurs amis, et bien des intéressés veulent même que ça se sache – se conclut sur une phrase qui est la suivante : « Personne ne sait ce qui va se passer ».

Bien entendu, ils savent que quelque chose doit se passer. Voilà quelque temps, ils étaient heureux. Quand la première crise s'est déclenchée, celle du Mexique, ils se sont mis à courir partout pour l'éviter ! Voyons-nous si nous mettons jusqu'à cinquante milliards à la disposition du Mexique. C'est un voisin proche, qui a presque cent millions d'habitants. Ils sont en train de construire un mur cent fois plus grand que celui de Berlin, où meurent tous les ans en tentant de le franchir – de soif, d'accident, de noyade – plus de personnes que toutes celles qui sont mortes tout le temps qu'a duré le mur de Berlin. Ce mur fait trois mille kilomètres. Pour que les hommes ne passent pas ! La voilà bien la philosophie de la mondialisation néolibérale : libre transit pour les capitaux, mais zéro transit pour les travailleurs, zéro transit pour les êtres humains.

Oui, que les portes s'ouvrent pour les êtres humains. Et il faudra un jour ouvrir les portes du monde. Quand le féodalisme aura disparu, quand nous cesserons d'être des serfs exploités de la moderne glèbe, les chemins du monde devront s'ouvrir.

Mais je ne veux effrayer personne en disant cela, je le dis simplement : pourquoi veut-on que les capitaux et les marchandises soient les seuls à passer, et non les êtres humains ? Je le dis pour soulever un petit dilemme moral. Si nos pays étaient développés et s'ils n'avaient pas été des colonies si longtemps et s'ils n'avaient pas été si exploités, il n'y aurait pas besoin de tant de transit d'un endroit à l'autre, parce que, en fin de compte, tout transit de ce genre est un déracinement.

Mais maintenant – en fait, depuis longtemps – la peur d'une émigration massive de Mexicains à cause de la supercrise pousse ceux du Nord à chercher des solutions, et je m'en réjouis; et je me réjouis que les Mexicains ne tombent pas dans une supercrise, mais la proximité et tous ces facteurs poussent dans cette direction-là.

Ensuite, c'est dans le Sud-Est asiatique que les crises ont commencé à apparaître. Jusqu'à ce moment-là, - et quelle grande hypocrisie ! – le modèle dans le monde était les tigres d'Asie, et ils étaient dans tous les livres, dans toute la littérature : les tigres asiatiques, dont le taux de croissance est ininterrompu, année après année, dix ans, quinze ans, vingt ans; c'est la fin des crises économiques, on peut croître indéfiniment sans problèmes. Et un beau jour, les tigres commencent à perdre leur griffe, leur pelage, et tout le reste, et du jour au lendemain, alors qu'ils étaient le modèle conseillé dans les universités, dans les conférences économiques. Ils n'ont rien dit à personne de ce qui s'y passait, et ils le savaient, ce qui est pire. Et voyez comment Camdessus, le président du Fonds monétaire, prétend se justifier : oui, nous le savions et nous l'avions averti.

Ils savaient que l'argent, les gros crédits se répartissaient entre certaines familles, entre la clientèle politique, qu'ils étaient investis à n'importe quoi, sans préoccupation. L'argent pleuvait dans ces pays, il était investi dans l'immobilier. Hong Kong s'est couvert de milliers et de milliers d'édifices qui en augmentaient la valeur ; la Corée du Sud s'est remplie de conglomérats et de toutes sortes d'industries où n'importe qui investissait avec tout l'argent qu'il voulait. Et c'était pareil en Thaïlande, aux Philippines, en Indonésie, dans tous ces endroits-là.

Celui du Fonds monétaire dit : non, nous ne disions rien, parce que si nous l'avions dit, cela aurait précipité la crise. Et ils ont gardé le silence, jusqu'au jour où se créent les conditions d'un déficit budgétaire élevé, d'un gros déficit des comptes courants, d'une surévaluation des monnaies, des conditions idéales pour les loups de la spéculation, qui réunissent des milliards et des milliards de dollars et qui, comme le font les vrais loups dans les forêts arctiques qui tombent sur le renne resté à la traîne, tombent sur n'importe lequel de ces pays qui présentent ces conditions. Et c'est la catastrophe.

Après, c'est la crise au Japon, le modèle des modèles, qui s'est justement développé en épargnant plus que personne, parce que le Japon n'a reçu de l'argent de personne. Les Japonais épargnent plus de 35 p. 100 des revenus, alors que les Étasuniens en épargnent maintenant moins de 10. La spécialité des Étasuniens, leur privilège, c'est qu'ils investissent l'argent des autres. Les Japonais investissaient leur argent, ils ne voulaient pas d'usines étasuniennes, ni de banques étasuniennes, ni de sociétés d'assurance étasuniennes. Les autres exigeaient qu'ils les ouvrent. Mais la crise du Sud-Est asiatique finit par frapper le Japon, qui produit de nombreux articles semblables à ceux des autres pays de la région et à ceux des USA, et le yen commence à se dévaluer. Alors, les Étasuniens se sont dits : c'est le moment, exigeons que les Japonais – selon la philosophie du nouvel ordre – ouvrent leurs portes aux investissements dans des banques, dans des usines et dans tout, qu'ils poussent la consommation. Et les Japonais, plus ils voyaient les choses confuses, et moins ils augmentaient la consommation. Le moment est arrivé où le yen est passé à 147, et il y a eu une peur terrible à Washington, parce que, au-delà de ce phénomène, le danger était très sérieux.

Avant ça, on avait assisté à des retombées de la crise dans le Sud-Est asiatique. Le gouvernement indonésien saute, une explosion sociale survient, l'instabilité se crée, et une situation pleine d'incertitude commence maintenant. La situation s'aggrave dans les autres pays du Sud-Est asiatique. Des retombées. En même temps, onze essais nucléaires en Inde et au Pakistan provoquent pour la première fois dans l'histoire de l'ère nucléaire le risque d'une guerre atomique régionale. Et ce même mois se produit une très profonde crise en Russie. Tout ça le même mois. Le fait est que Greenspan, Camdessus et Rubin ne gagnaient ce qu'ils gagnent pour courir d'un endroit à l'autre à éteindre des feux de type économique et de type politique, mais surtout des feux économiques qui menacent de provoquer de grands cataclysmes politiques. Tout ceci survient le même mois.

C'est alors, quand le yen baisse à 147 pour un dollar, qu'eux, qui ne voulaient rien faire, discutent intelligemment et intensément à Washington, entre tous, parce que c'est de Washington qu'on donne les ordres, non seulement au trésor des États-Unis, mais encore à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international. Ce sont simplement des ordres. Les États-Unis ont le pouvoir de veto, plus de 15 p. 100 des actions, et sans moins de 85 p. 100, on ne peut prendre aucune décision. C'étaient donc à eux de prendre les décisions.

Le gouvernement des USA, conseillé par tous ces cerveaux-là – car il ne fait pas de doute qu'il a des conseillers de grande expérience qui ont dirigé de grandes sociétés de la bourse des valeurs, des banques, des finances, des gens intelligents, je ne nie pas ce caractère aux conseillers du gouvernement, ceux qui veulent faire des miracles... – décide donc de dépenser des milliards de dollars à acheter des yens, pour pouvoir le réévaluer un peu, jusqu'à 136 par dollar. Ils savaient que si le yen continuait de se dévaluer, ce serait la catastrophe, parce que cela entraînerait inévitablement la dévaluation du yuan, ce qui se serait ajouté à la catastrophe du Sud-Est asiatique.

Ils savaient que le premier coup immédiat frapperait le Brésil, puis ce serait le tour de l'Argentine, du Mexique, de l'Amérique latine, qui attendait que les bourses de valeurs en subissent les conséquences. C'est une question extrêmement importante. Horrifiés devant ce qui se passait en Russie, ils ont dit : non, ce n'est plus possible.

Pour l'instant, ils n'ont réglé aucun problème. En Russie, la crise est toujours plus grave. Et je vais vous dire dans cette université une idée que je n'ai pas eu l'occasion de dire ailleurs : la plus grande catastrophe de l'histoire en matière de construction d'un régime économique et social est cette tentative de construire le capitalisme en Russie, la plus grave catastrophe jamais survenue en matière d'expérimentation économico-sociale.

Ils critiquent le socialisme, ils parlent de l'échec du socialisme voulant édifier un régime économique et social d'un nouveau type, et si on analyse bien l'histoire des difficultés qu'ont eues les pays qui l'ont tenté, on verra que même la Russie, cet immense monde, avec 80 p. 100 de paysans, a fini par être la première à voler dans l'espace, a fini par produire 630 millions de tonnes de pétrole par an, 700 millions de mètres cubes de gaz par an, environ 140 millions de tonnes d'acier, des dizaines de milliers de tonnes d'engrais, environ 200 millions de tonnes de grains, bien qu'elle ait été deux fois détruite par la guerre et malgré, comme je l'ai dit, les erreurs. La Chine a progressé, et d'autres pays ont progressé, malgré le blocus. Mais, même en admettant les erreurs dans la construction économique – non plus de type politique – du socialisme, elle a eu cent fois plus de résultats que ce qu'ils ont obtenue à tenter de construire le capitalisme en Russie.

Malgré toutes les ressources, se retrouver avec 45 p. 100 du Produit intérieur brut d'il y a neuf ans, quels résultats désastreux ! Quelle situation intenable ! Sans parler de l'aide immense et de tous les crédits qu'on lui a concédés. Je me demande : que ne pourrait pas faire Cuba si elle avait rien qu'un peu du pétrole qu'a la Russie ? Que ne pourrait pas faire Cuba si elle avait rien qu'un peu du gaz qu'a la Russie, ou de ses immenses capacités de production d'acier, ou ses immenses forêts de Sibérie, ou les usines qui produisent des pièces pour tracteurs, pour camions et pour tous nos équipements qui en manquent maintenant ?

On n'a jamais vu un tel échec dans l'histoire. On leur a apporté les recettes du capitalisme, et que se passe-t-il maintenant ? La population russe diminue d'environ un million de personnes par an ; la mortalité infantile doit être quatre ou cinq fois plus élevée qu'à Cuba. L'espérance de vie diminue d'une façon étonnante. La moitié du Produit intérieur brut est maintenant aux mains des mafias ; de deux cent à cinq cent milliards de dollars se sont envolés de Russie, dont beaucoup a été investi dans des résidences, des villas, soixante mille logements en Espagne, et un nombre incalculable dans le Sud de la France, en Autriche, en Italie, à Chypre, partout. De deux cent à cinq cent milliards. L'État ne collecte que la moitié des impôts. Le budget de ce qui a été une grande puissance est aujourd'hui inférieur à celui de l'Espagne.

Voilà des mois que des millions de personnes ne touchent pas de salaires. Mais le comble des combles, c'est que ceux qui manipulent les missiles stratégiques en Sibérie centrale n'ont pas touché les leurs depuis cinq mois, d'après ce qui a été publié. Et la situation est si grave qu'un gouverneur qui vient d'être élu a écrit au premier ministre pour proposer de lui céder la juridiction de ces bases de missiles nucléaires parce qu'il pouvait, lui, fournir des vêtements et des aliments à ces gens-là et satisfaire leurs besoins.

Où a-t-on vu une chose pareille dans l'histoire ? Que des servants de projectiles stratégiques ne touchent pas leurs salaires ! C'est un énorme danger potentiel. A partir de là, vous pouvez imaginer le reste. C'est l'indice d'un risque réel de désintégration.

Imaginez donc ce que peut signifier la yougoslavisation d'un pays qui possède plus de vingt mille armes nucléaires ! Ce sont là des dangers réels. Et qu'est-ce qu'ils ont fait ? Eh bien, appliquer à ce pays les recettes du Fonds monétaire international et des politiques néolibérales.

J'ai rencontré, il n'y a pas très longtemps, un représentant d'un pays occidental riche et puissant, et je lui ai demandé : « Qu'est-ce que vous allez faire ? Vous êtes si fous que vous ne comptez rien faire pour éviter une catastrophe dans ce pays ? » Mais voyez en tout cas combien le danger est réel, et ce danger découle d'une crise qui découle à son tour de l'application des recettes néolibérales à la Russie en vue d'y instaurer le capitalisme.

Ce problème nous inquiète à tous car nous souhaitons que rien de cela n'arrive. Car la désintégration de ce pays serait une catastrophe mondiale aux conséquences imprévisibles.

C'était, tout d'abord, un grand État multinational qu'on a désintégré en appliquant ces mêmes recettes. Après, les investissements étrangers ont surtout afflué dans le pétrole de la mer Caspienne – c'est là en tout cas que vont les capitaux étasuniens – et dans le gaz de la Russie, partout. Mais la situation est grave, très grave.

Il faut dire que la crise de l'Asie du Sud-est à elle seule, avec les presque cent milliards de dollars que le Fonds monétaire a dû allonger en Corée ou promettre par différentes voies, plus les engagements pris en Indonésie, en Thaïlande, aux Philippines, en Malaisie, l'ont laissé précisément sans fonds, au point qu'il réclame désespérément au Congrès des États-Unis d'apporter dix-huit milliards de dollars, ce que celui-ci refuse.

Maintenant, ce sont les Russes qui demandent désespérément des fonds. Mais qu'est-ce que c'est que quinze ou vingt milliards de dollars face à un tonneau des Danaïdes de besoins ! Comment exiger d'eux qu'ils rabaissent les budgets ? Combien de temps encore des millions de travailleurs et les servants de projectiles nucléaires stratégiques ne vont-ils pas toucher leurs salaires ? Que restera-t-il pour la santé publique, l'éducation, les services essentiels, l'ordre intérieur ? Il s'agit d'un budget sur lequel vous ne pouvez même pas rogner un centime, parce que ça risque de provoquer une explosion. Et quinze milliards, ce n'est rien. Ce n'est qu'une goutte d'eau dans le désert. Il en faudrait cent. Ou beaucoup plus peut-être, allez savoir. Si, selon les calculs, la Corée a nécessité environ cent milliards, combien d'argent nécessiterait la Russie dont la population est trois fois et demi supérieure ?

L'économie japonaise ne se redresse pas, parce que toutes les mesures prises ne le peuvent pas. Le yuan chinois se maintient contre vents et marées, parce que la Chine souhaite coopérer dans une certaine mesure pour éviter la catastrophe internationale. Mais la non-dévaluation de sa monnaie lui coûte des dizaines de millions de dollars. Jusqu'à quand l'économie chinoise pourra-t-elle résister ? D'autant que vous devez y ajouter des phénomènes tels que ces inondations inhabituelles provoquées par les changements du climat et par l'érosion et le déboisement qui découlent de la nécessité de produire des aliments. Si les Chinois se voient obligés de dévaluer le yuan, la crise de l'économie du Sud-est asiatique en souffrira un troisième ou un quatrième impact, le yen sera dévalué inévitablement, et alors la vague déferlera sur le reste du tiers monde.

Dans aucun de ces pays-là, votre argent n'est sûr, n'allez pas croire. Si jamais les déposants en monnaie nationale flairent une dévaluation, eh bien il se passe ce qui se passe actuellement à Moscou : des queux interminables dans les banques pour échanger les roubles contre les dollars. Oui, mais comme des dollars, ils n'en pas beaucoup, en Russie, les autorités doivent arrêter et se déclarer en cessation de paiement, ce qui est considéré comme un désastre dans ce système.

Les pays qui appliquent le libre-échange, selon la conception qu'on a imposée au monde, n'ont aucune manière de protéger leurs réserves. Le Fonds monétaire international et la Banque Mondiale ont strictement interdit d'établir des contrôles de change, ce qui constitue le péché le plus grave que l'on puisse commettre dans la théologie du néolibéralisme. Alors, au moindre risque, tout le monde se précipite à la banque pour en extraire le peu de devises qu'il reste au pays.

Et qu'est-ce qu'il arrive aux devises que ces gens-là emportent avec eux en cas de crise ? Elles sont investies en bons du trésor des États-Unis ou en bons d'Europe. Et voilà comment des dizaines, des centaines de milliards de dollars ont fui pour se réfugier dans ces endroits-là parce que l'argent cherche la sécurité.

D'ailleurs, pour des raisons historiques, les bons du trésor des États-Unis sont le seul refuge qu'il leur reste. Oui, pour des raisons historiques. La guerre de Sécession prend fin en 1864 – si je me rappelle bien – à l'époque où vous êtes redevenus indépendants. Les États-Unis participent ensuite, quelques dizaines d'années plus tard, à la première guerre mondiale. Et ils possèdent d'énormes ressources naturelles, minières, pétrolifères et agricoles. Ils interviennent à la fin de la guerre, mais ils ne perdent pas une seule usine. Ils récupèrent beaucoup d'argent et leur économie finit par devenir très puissante.

Les États-Unis participent ensuite à la deuxième guerre mondiale lorsque la politique de Roosevelt finit par s'imposer face à la politique isolationniste. Roosevelt était sans aucun doute un grand homme d'État du capitalisme : à un moment de récession très grave, il entreprend de redresser l'économie, il se bat contre le courant isolationniste et contre le fascisme. C'est son mérite historique. Mais l'industrie des États-Unis, qui est déjà puissante, ne perd même pas un boulon pendant cette guerre-là. Ça fait la deuxième fois. Ils récupèrent tout l'or du monde : de l'Europe, de l'Angleterre, de presque toute la planète. Quand la guerre prend fin, leur industrie est intacte et se reconvertit rapidement à la production civile, et ce sans aucune concurrence de la part du reste du monde, parce que celui-ci est tout bonnement en ruines. C'est à ce moment-là qu'apparaissent les Nations Unies, le Conseil de sécurité où cinq pays ont le droit de veto, le Traité de Bretton Woods, qui accorde des privilèges exceptionnels aux États-Unis.

Quand je parlais hier à Bani, j'ai expliqué que j'allais faire don à une école d'un prix qu'on m'a octroyé. Je disais : « Mais il faut éviter qu'il se dévalue. » Et quelqu'un du public a dit : « Il faut l'échanger contre l'or. «  Et je me suis immédiatement rappelé Bretton Woods. Je lui ai répondu : « L'or, lui aussi, est dévalué. Il est comme le cuivre, l'aluminium, le nickel, parce que toutes ces crises influent sur les cours des produits de base, dont tous sont déjà déprimés  – et certains, très déprimés même – alors qu'une crise mondiale ne s'est pas encore produite. »

Les États-Unis avaient donc accumulé l'or du monde entier au moment où le traité de Bretton Woods a établi l'étalon-or, qui lui servait de base : chaque dollar frappé devait être couvert par une quantité d'or donnée dans les réserves fédérales. Si vous aviez un dollar, vous aviez le droit d'aller réclamer une once d'or dont le cours était à l'époque 35 dollars – l'once troy, comme disent les banquiers. Le dollar était couvert par l'or et son prix était stable. Si l'offre augmentait, les Étasuniens achetaient la quantité nécessaire pour maintenir les cours, comprenez-vous ? Bon, ils faisaient ça afin d'éviter que la valeur de l'or descende au-dessous de 35 dollars. Si les cours menaçaient de flamber, alors, ils commençaient à vendre l'or de leur réserve pour maintenir cette parité de 35 dollars. Bref, depuis la création de cette institution, après la guerre et jusqu'à 1971, le billet étasunien était convertible en or.

Oui, mais beaucoup de choses sont arrivées durant cette période, entre autres la guerre de Viet Nam, qui a coûté cinq cent milliards de dollars, financés sans impôts. Les guerres sont antipathiques, à plus forte raison si elles entraînent la levée d'impôts. Une chose est le cas de Pearl Harbor, une grande attaque qui a indigné la population, et autre chose une guerre livrée à quinze mille kilomètres, de l'autre côté du monde, une guerre déclenchée et poursuivie de façon insensée. Et elle a coûté cinq cent milliards. La réserve d'or des États-Unis a commencé à diminuer et c'est quand il ne restait que dix milliards environ que les autorités étasuniennes ont réalisé la grande escroquerie, unilatéralement et sans consulter personne : elles ont mis fin à la convertibilité du dollar en or. A partir de là, le billet étasunien n'a plus été qu'un papier dont le seul soutien était la foi, car il n'y avait pas d'autre monnaie. De Gaulle s'y est toujours opposé car il savait le privilège que cette décision accordait aux États-Unis : le droit de frapper la monnaie sans aucune couverture en or.

Reagan, qui est venu après, lui, a mené à bien le réarmement des États-Unis, y compris le programme de la Guerre des étoiles. Quand il est entré à la Maison-Blanche, la dette publique des États-Unis était de sept cent milliards; quand il en est sorti, huit ans après, elle était de deux billions de dollars.

Comment les États-Unis réglaient-ils leurs déficits budgétaires, qui se montaient parfois à cent cinquante ou deux cent milliards ? Eh bien, en vendant des bons du trésor à un intérêt déterminé. Ceux qui achetaient ces bons-là les conservaient dans la réserve ou dans des banques sûres, de sorte que le dollar, malgré une certaine concurrence du mark allemand, du yen japonais et de quelques autres monnaies, est resté, surtout quand celles-ci ont commencé à avoir des problèmes, la seule monnaie de réserve et les bons du Trésor, les valeurs les plus sûres.

Les pays exportaient des marchandises et encaissaient des dollars, qu'ils ne dépensaient pas dans des biens ou des services étasuniens, mais qu'ils conversaient chez eux, parce que les pays et les banques centrales ont besoin de réserves.

Le gros des réserves mondiales existant dans toutes les banques centrales et dans beaucoup de banques commerciales est constitué de billets étasuniens, de valeurs qui ont coûté juste l'encre et le papier nécessaires pour les imprimer. Et voilà comment les États-Unis sont devenus les maîtres de la monnaie du monde. Alors, s'il faut acheter des yens, eh bien, ils achètent des yens. Ils impriment les billets, et une partie de cet argent ne se dépense pas, elle se conserve. Si, en échange de produits que vous avez vendus, vous recevez un million de dollars avec lequel vous pourriez acheter à votre acheteur tout ce qu'il peut vous vendre, mais que vous gardiez au contraire cet argent chez vous sans le dépenser, alors ça ne coûte même pas un centime à celui qui l'a frappé.

Bref, les États-Unis occupent une position privilégiée, extraordinairement privilégiée, plus qu'aucun autre pays au monde. Chaque fois que la panique et la crainte d'une dévaluation se répandent, tous ceux qui ont de la monnaie nationale, que ce soit au Mexique, que ce soit au Brésil, que ce soit n'importe où ailleurs, la première chose qu'ils font c'est changer leur argent pour des dollars et les déposer dans des banques, fondamentalement étasuniennes. C'est la première chose qu'ils font, selon l'intérêt bancaire. Et si celui-ci est déprimé, alors, ils peuvent les investir dans des bons ou d'autres valeurs rentables.

Oui, mais c'est là qu'arrive l'autre problème : quand ceux qui ont des actions en bourse voient leur valeur baisser ou quand ils supposent qu'elle va baisser, – ce qui est le plus grand danger – ils se hâtent de vendre leurs actions. Mais l'argent qu'ils obtiennent ainsi, ils ne l'investissent pas forcément dans des actions d'autres Bourses qui leur semblent moins risquées ; non, ils le placent généralement dans des bons du Trésor étasuniens. Autrement dit, ils placent leur argent, pendant un certain temps, dans des bons afin d'essayer d'assurer leur valeur.

Bref, ces gens-là font deux choses dans des circonstances déterminées, qu'ils aient des actions ou de la monnaie nationale : ils s'empressent de changer la monnaie nationale contre des dollars parce qu'ils savent qu'elle sera dévaluée, si bien que les banques centrales doivent dépenser jusqu'au dernier centime de leurs devises, puis ils placent cet argent dans des banques étasuniennes, ou alors ils achètent des actions à la Bourse de tel ou tel pays qu'il considère sans risques.

Quand les actions commencent à baisser et qu'elles ne sont plus sûres, ils font exactement la même chose : ils les vendent et se décident pour ce qui a été historiquement la plus sûre des valeurs, à savoir les bons du Trésor. Tel est le moyen que ces gens-là utilisent à l'heure actuelle. Cela fait partie des manœuvres pour éviter une dépression.

Mais le problème va se poser quand ce qui se doit produire finira inévitablement par arriver : une crise mondiale, aussi mondiale que tout ce qui arrive de nos jours, parce qu'il n'y a plus de phénomène isolé dans l'économie d'un pays qui n'ait de répercussions sur les autres pays.

Oui, même aux États-Unis, dont la crise asiatique diminue les exportations, car tout le monde va acheter meilleur marché en Asie du Sud-Est ou au Japon. Il s'agit d'un résultat immédiat. Et ils ont peur que cette circonstance ne porte préjudice à l'excellente situation de l'emploi qu'ils connaissent actuellement. Cela veut dire que même les États-Unis subissent les conséquences.

Ils craignent les conséquences qu'une crise financière mondiale englobant tous les pays et une situation de panique pourraient entraîner. Parce que tout cet échafaudage que j'ai essayé de décrire repose sur un pilier qui s'appelle la confiance. Et la confiance est quelque chose d'un peu plus instable que l'amour (rires) : l'amour peut durer longtemps, toute la vie même, mais la confiance, elle, est éphémère et dépend de plusieurs facteurs. Et le contraire de la confiance est justement la panique, qui suffit à faire crouler l'échafaudage tout entier. Voilà pourquoi les grands patrons de l'économie mondiale s'efforcent d'éviter la panique.

Chaque fois qu'il apprend que telle ou telle Bourse a baissé à Hong Kong ou ailleurs, peu importe, le Fonds monétaire international se hâte d'annoncer : « Non, non, non. Tout va bien. Formidable, excellent. » Clinton, de son côté, ne lâche pas le téléphone : « Tout va bien, excellent. Nous avons le niveau de chômage le plus bas depuis tant de temps, l'économie enregistre tant et tant de croissance, l'inflation est jugulée, pas de crainte, tout est sûr, tout marche sur des roulettes. » Voilà ce qui s'appelle prescrire la tranquillité – je crois que le calmant qu'on prescrit aux gens nerveuxs s'appelle Méprobamate ou une marque de ce genre – calmer les nerfs pour contrecarrer la panique. Et puis encore Rubin, celui du Trésor, qui y va de sa rengaine : « Tout va pour le mieux. Ça fait des années que nous n'avions pas un tel niveau d'emploi, que l'économie ne connaissait pas une telle croissance, que les perspectives n'ont été si prometteuses. » Et puis encore le représentant de la Banque Mondiale, qui y va de son petit couplet. C'est un disque rayé, tellement ils se répètent. Sans oublier celui de la Réserve fédérale qui dit la même chose pour apaiser tout le monde, parce que si la panique se répand, la situation de 1929 risque de se répéter : que tout le monde se précipite pour vendre ses actions. Personne ne pourrait plus arrêter ça. Ce serait l'hécatombe.

Tout ce que font les théoriciens et les spécialistes du capitalisme développé, les partisans de ce modèle et de cet ordre économique, c'est inventer une solution pour éviter une dépression comme celle de 1929. Qui serait dans ce cas-ci beaucoup plus grave, parce qu'elle serait mondiale. Vraiment mondiale, aussi mondiale – je le répète – que le monde qu'ils sont en train de concevoir et qui se base sur quelque chose d'aussi vulnérable et d'aussi fragile que la confiance.

Et ce, sans parler d'autre facteurs qui exercent et continueront d'exercer leur influence sur l'économie : des milliards, des centaines de milliards ont été investis dans plusieurs pays de l'Asie du Sud-Est et dans d'autres régions pour produire les mêmes choses : des réfrigérateurs, des postes de télévision, des voitures, des radios, des puces d'ordinateurs. Tout le monde produit la même chose. Et cela crée une capacité de production énorme.

De grands investissements sont faits en Chine. Et les Chinois sont 1,2 milliard. Lorsque ce pays produira des marchandises, aucun pays ne pourra le dépasser. Et la Chine est en train d'en produire, et des articles de bonne qualité.

Je serais bien curieux de savoir ce qui arrivera lorsque les théories néolibérales auront fait tomber, avec le soutien et l'effort enthousiastes de l'OMC, toutes les barrières tarifaires. Il ne restera même pas la possibilité de fabriquer des jeans pour les écouler aux États-Unis, au Canada, et ailleurs, parce que les Africains, qui pourraient très bien en avoir besoin, n'ont pas un centime pour les acheter, ni les Indiens, qui sont neuf cent millions, ni les habitants du Bangladesh, qui sont plusieurs millions, ni les centaines de millions de pauvres d'Amérique latine. Alors, ces gens-là vous sortent un petit hochet, un lot de consolation : « Produisez donc un peu de confections. » Et les pays qui traversent une situation difficile n'ont pas d'autre remède que choisir de produire des chaussures, des jeans, car c'est leur seul espoir.

Un jour, conversant avec le Premier ministre canadien qui me parlait du milliard de dollars journalier d'échange économique de son pays avec les États-Unis et de ses relations avec l'Amérique latine et d'autres pays comme le Mexique, et qui était vraiment désireux de développer les relations avec l'Amérique latine, je lui ai demandé : « Vous exportez aux États-Unis des jeans, des souliers, et tout ce genre de choses qui est produit avec de la main-d’œuvre bon marché ? » Il m'a répondu : « Non, nous exportons des produits de haute technologie et à forte intensité de  capital. »

Bon, le Canada leur vend aussi de l'eau, de l'électricité, du gaz, du pétrole, certains de ces produits-là. Je lui ai demandé de nouveau : « Et les Mexicains exportent ces mêmes choses aux États-Unis, au Canada ? » Les Mexicains, avec leurs usines de sous-traitance, exportent des articles à faible coût de production, fabriqués par des ouvriers dont les salaires sont le dixième de ceux d'un travailleur étasunien. Les travailleurs étasuniens s'opposent même, dans une certaine mesure, à ce genre d'accords de peur que leurs usines ne soient déplacées de l'autre côté de la frontière.

Je me demande : « Sommes-nous donc voués à l'exportation de jeans, de souliers et d'articles exigeant une main-d’œuvre bon marché ? » Lorsque je me mets à additionner tous les Chinois qui peuvent produire ces choses-là et d'autres du même genre, et tous les Indiens, et tous ceux du Bangladesh et tous les Indonésiens, et tous les Latino-américains, et les Haïtiens, et tous les autres de partout, je ne vois aucun client. C'est un leurre.

On nous dit : « Entre-temps, supprimez les barrières tarifaires et ouvrez les portes au capital étranger. » Très bien, mais le capital étranger sait que nous avons besoin de lui, comme des gens mourant de soif dans le désert, et il impose des conditions de plus en plus léonines pour investir, non plus seulement dans une zone franche, mais pour créer une industrie, créer des emplois.

Évidemment, dans un pays avec le problème du chômage et des nécessités de tout genre, il vaut mieux que quelqu'un puisse travailler, même avec un salaire modeste. Les pays n'ont pas de choix. Il serait plus juste de consentir un transfert de technologie, un transfert de capitaux à des conditions de faveur, concessionnelles, dont le remboursement s'échelonnerait sur vingt, vingt-cinq ou trente ans, afin que l'industrie en question devienne nationale, étatique ou privée. Mais je n'aborderai pas ce thème.

J'ai rencontré récemment dans la Caraïbe des hommes d'affaires de différentes branches, propriétaires de petites usines, qui veulent logiquement chercher des marchés et ont des intérêts commerciaux. Je leur ai demandé : « Lorsque ce que vous produisez sera produit massivement par certains pays, quelle possibilité aurez-vous de leur faire concurrence ­? » Et ils ont dû admettre qu'il ne leur en restait aucune.

Cet ordre mondial dont je vous parle touche en effet tous les pays, surtout ceux du Tiers-monde. Il ne touche pas l'Europe, qui accélère son union pour disposer d'une monnaie capable de concurrencer le dollar et qui possède un marché de quatre cent millions de clients. En fin de compte, cela ne nous porte pas préjudice. A notre avis, il vaudrait mieux qu'il existe deux ou trois puissants pôles économiques, au lieu d'un seul.

Tout dépend aujourd'hui d'une monnaie : la monnaie des États-Unis. Alors, il vaut mieux que le privilège soit partagé entre trois ou quatre plutôt que de rester aux mains d'un seul, car celui-ci détient alors un pouvoir qu'on ne peut contrecarrer. Oui, qu'on répartisse ce pouvoir, au moins sur le plan économique – je ne parle pas du pouvoir militaire – entre différents pôles.

Les Européens se hâtent de s'unir, ils gomment les frontières. Là-bas, oui, on constate un grand transit de personnes. Dans l'Europe unie, les capitaux transitent, de même que les marchandises et les personnes. Elle n'a pas de murs. Pour se défendre du colosse, pour se défendre de ses conséquences, pour pouvoir se faire une place dans cette mondialisation, les Européens doivent s'unir maintenant bien qu'ils aient guerroyé entre eux pendant des centaines d'années et qu'ils parlent des langues différentes.

Nos pays, en revanche, n'ont absolument aucune garantie. Rien ne leur est réservé. Je l'ai dit à l'Organisation mondiale du commerce, parce que je vois la camisole de force qu'on veut nous passer. Tenez, prenez un peu ces droits de brevet pendant cinquante ans. Les États-Unis ont ponctionné les meilleurs cerveaux du monde, ils disposent des meilleurs centres de recherche, de toutes les ressources. Alors, comme ça, ils feraient payer maintenant à tout le monde - telle la gabelle du Moyen Âge - les brevets de chaque produit, aussi vital qu'il soit, qu'élaboreraient leurs centres de recherche !

Oui, le jour viendra où l'intelligence sera récompensée, le jour viendra où les brevets sur des choses comme L'Illiade, L'Odyssée, Don Quichotte, Shakespeare, et tous les autres seront une propriété universelle. Le jour viendra où il existera d'autres manières de récompenser le talent, de l'encourager, de le promouvoir.

Un autre exemple : si deux transnationales d'Amérique centrale ne supportent pas que les petites îles de la Caraïbe, si exposées aux sécheresses, aux cyclones, des phénomènes qui sont les ennemis des bananes, exportent les leurs en Europe à des prix préférentiels – et même si ces îles aient seulement une participation de 1 p. 100 au commerce – ce sont les intérêts de ces deux sociétés qui vont prévaloir sur ceux des îles, dont certaines vivent presque exclusivement des bananes, parce que l'OMC donne la raison aux États-Unis.

L'OCDE, ce club de riches, est en train de nous concocter l'Accord multilatéral d'investissements pour obliger les autres à le souscrire et imposer ainsi sa décision à tous les pays. Bref, nous avions déjà le Fonds monétaire international, mais l'OMC devient petit à petit un autre instrument dangereux de ce nouvel ordre qui nous écrase, parce que nos pays censément en développement ne sont pas assez conscients, bien que nous y soyons l'immense majorité.

Il faut faire voir aux dirigeants politiques les conséquences que tout cela peut avoir pour nous. Liquider les tarifs douaniers, parfait. Mais qu'est-ce que nous allons exporter ? A qui allons-nous faire concurrence ? S'il n'y a pas de recettes douanières et que les impôts sont éliminés, soit parce qu'il s'agit d'une zone franche, soit parce que les investisseurs exigent que le pays bénéficiaire, même s'il ne s'agit pas d'une zone franche, les en exonère pour plusieurs années ?

J'ai demandé aux Grenadins pendant combien d'années ceux qui construisaient les hôtels étaient exemptés d'impôts, et ils m'ont répondu : dix ans. Évidemment, les hôtels sont une source d'emploi, assurent une certaine activité, donnent de la vie à l'île, et c'est bien préférable à ne rien avoir. Et puis ils n'ont pas le choix. Mais ce sont en tout cas dix ans d'exemption d'impôts !

Nous avons dû nous y résigner, nous aussi, mais moins longtemps tout de même. Nous accordons en principe cinq ou six ans, et parfois même sept ans d'exemption d'impôts, en attendant que l'investissement soit amorti, et nous devons le faire parce qu'il nous faut ce capital, bien que nous consacrions une partie de nos ressources à la construction d'hôtels qui appartiennent à la nation. Bien souvent, nous donnons ces hôtels à gérer, car nos partenaires ont de l'expérience et apportent des marchés. Nous leur disons : « Gérez donc à tant pour cent. »

On nous parle de la Suède et des conditions sociales des Suédois – qui se dégradent en ce moment, de même que diminue l'aide publique au développement – mais, si je me rappelle bien, les entreprises apportent jusqu'à 60 p. 100 de leurs bénéfices nets pour rendre possibles les programmes sociaux, la sécurité sociale, le développement social du pays. Et pourtant on nous menace d'éliminer les impôts et les tarifs douaniers. Avec quoi allons-nous payer l'éducation, la santé publique, les programmes de logement et d'eau potable, le développement social, le développement tout court, l'emploi ? Ce nouvel ordre ne nous laisse rien. Il prétend simplement nous imposer la condition de salariés universels, sans même pouvoir le garantir.

Si ces gens-là avaient été capables – mais leurs conceptions philosophiques le leur interdisent – de concevoir un modèle qui permette de donner un emploi aux six milliards d'habitants de la planète – ou plutôt à la force de travail active d'une communauté constituée déjà de six milliards d'habitants – nous pourrions dire : « Bon, au moins ils promettent quelque chose ! » Mais ils ne l'ont pas conçu et ils ne le concevront jamais, parce que leur système irrationnel le rend impossible.

Bien souvent, ils ne peuvent pas réduire la journée de travail, comme voudraient le faire les Français, parce qu'ils feraient alors concurrence aux autres pays qui, eux, n'ont pas réduit la semaine de travail. Et c'est vraiment absurde dans une humanité qui a créé des machines pouvant réduire le travail physique de soixante heures au siècle dernier à vingt heures aujourd'hui. Je parle d'heures hebdomadaires, car, quelquefois, c'étaient soixante-dix, quatre-vingts heures même. Aujourd'hui, on peut dire qu'avec la technologie appliquée, les productions de toutes ces choses qui seront de trop et qui ne trouveront pas de marché pourraient servir à satisfaire la demande réelle, les besoins réels de la population du monde, rien qu'en travaillant vingt heures par semaine. Et cela laisserait du temps à consacrer à la culture, aux loisirs, aux études, aux mille formes d'emploi du temps inventées par l'homme. Il n'y aurait pas de raisons d'avoir des chômeurs.

Je cite l'exemple de Cuba : nous avons plus de soixante-mille médecins et aucun n'est au chômage parce que les médecins ne sont pas seulement dans les hôpitaux et les polycliniques, il y a un médecin dans chaque bateau, dans chaque centre de travail, dans chaque crèche, dans chaque école, dans chaque communauté. Il y a presque trente mille médecins de la communauté dans les villes et les montagnes. C'est vrai que nous ne pouvons pas leur payer un salaire très élevé – à plus forte raison dans les conditions actuelles – mais ce médecin fait en tout cas un travail utile à la société, ce n'est pas un analphabète inutile et sans emploi, c'est un professionnel qui augmente de plus en plus de connaissances, qui sauve des vies, qui promeut la santé. Et celui qui est de trop, il peut retourner à l'université pour se recycler - comme les enseignants qui ont une année sabbatique pour étudier - et se faire remplacer par un autre.

Cuba compte soixante-trois mille médecins et chaque année deux mille étudiants de médecine entrent à l'université. Le médecin est, en plus, un professionnel qui ne veut jamais prendre la retraite : plus il vieillit, plus il pense qu'il est plus expérimenté. Nous comptons vingt et une facultés de médecine et nous coopérons dans certains pays à la formation de médecins.

Qui sont ceux qui étudient actuellement à l'université ? Les infirmières. Elles doivent se diplômer à l'université, et les techniciens de la santé, aussi. Autrement dit, nous utilisons nos capacités pour élever la qualité. Pourquoi devrait-il y avoir des gens de trop si nous les éduquons et les employons de manière rationnelle ?

Et qu'on ne vienne pas nous dire que c'est le marché, cette bête sauvage et folle – car il n'a pas d'autre nom – qui va organiser la société humaine, ou que la loi de l'offre et de la demande peut dépasser les capacités d'organisation du cerveau humain et dépasser ses millions et ses trillions de neurones ! Le marché est une bête sauvage, rétive et incontrôlable (applaudissements).

Et pourtant le marché est la mode partout. On parle même d'économie socialiste de marché. En tout cas, il faudra bien décrire ce qu'on entend par là. Mettons qu'il s'agisse d'une forme de distribution nécessaire, d'un mécanisme pour cela, mais ce n'est pas le marché qui peut planifier et déterminer l'avenir de l'humanité, qui peut préserver l'environnement, qui peut préserver la nature et la vie.

A qui veut-on faire gober cette histoire du marché qui se préoccuperait pour un air pur, une eau potable et une mer féconde où puissent grandir les poissons dont a besoin la population croissante de la planète, quand nous voyons par la grâce du marché les mers envahies par les flottes de pêche et les chalutiers qui en ont diminué les capacités de production, sans parler du fait que ces mêmes aliments sont contaminés par du mercure et beaucoup d'autres produits chimiques incompatibles avec la santé humaine qui sont rejetés dans la mer ? Tenez, cent quarante mille usines européennes déversent leurs déchets dans la Méditerranée !

Le moment viendra où on ne pourra même manger une sardine sans avoir à côté de soi tout un tas d'antihistaminiques et d'antitoxines, parce que ces gens-là nous intoxiquent de plus en plus.

La faute à qui ? Au marché. Qui a détruit la nature ? Ce système-ci. Qui a provoqué le réchauffement de l'atmosphère, les risques de fonte des calottes polaires, la multiplication des inondations d'un côté et des cyclones de l'autre, le risque que des dizaines d'îles et une bonne partie des côtes restent immergées quand le niveau de la mer s'élèvera ? A quoi serviront les quais, les ports et toutes les installations maritimes actuelles, y compris les centres de loisirs ? Ce sont là des dangers réels. Ce ne sont pas des élucubrations.

Ces gens-là ont pris une nouvelle habitude : taxer ceux qui les critiquent de: catastrophistes. Comme je m'appelle Castro, s'ils m'appellent catastrophiste ou comme ils veulent, ça m'est bien égal ! (Applaudissements.) Je pars de raisonnements et de calculs mathématiques, physiques, exacts. En fait, les véritables catastrophistes, ce sont eux, qui nous conduisent à la catastrophe. Avertissons-les en tout cas de ne pas le faire. De toute façon, j'ai l'espoir que le monde pourra survivre parce que l'espèce humaine a tant fait de progrès technologiques, scientifiques et intellectuels, a créé tant de moyens de soutenir l'intelligence et les bras, qu'elle est en mesure de trouver des solutions dont on ne pouvait même pas rêver auparavant afin de produire des biens et des aliments pour toute la population humaine, de préserver la nature, ce qui est décisif, et de la préserver vite.

Des millions de tonnes de chloro-fluoro-carbone progressent vers la couche d'ozone, toujours plus de millions et de millions de dioxyde de carbone, des millions, des centaines de millions, des milliards de tonnes qui envahissent l'atmosphère tous les ans.

Quand ces gens-là se réunissent pour discuter, les États-Unis sont les derniers à vouloir accepter la moindre réduction ou le moindre engagement. Ces gens-là ont même créé le marché de quotes‑parts d'empoisonnement de l'atmosphère, je ne peux pas appeler ça autrement : si un pays a reçu une quote-part de poison à expédier dans l'atmosphère et qu'il en déverse moins, eh ! bien, il peut la vendre à un autre pays qui pourra à son tour la déverser. Voyez un peu ce marché si humain, si rationnel, si compréhensif ! C'est vraiment incroyable. Indigne d'une société civilisée, d'une humanité développée !

Je sais que j'ai abusé de votre temps (applaudissements), mais je vous invite à réfléchir à tout ce que je viens de dire.

Il y a un autre problème terrible que nous souffrons - c'est peut-être le dernier que je vais mentionner : l'agression à nos identités nationales, l'agression impitoyable à nos cultures, une agression sans précédent, la tendance à une monoculture universelle. Est-ce qu'on peut imaginer un monde pareil ? Il ne s'agit pas d'un monde qui combine la richesse et la culture des différents pays, mais d'un ordre mondial qui, par définition, détruit la culture, d'une mondialisation qui détruit inexorablement la culture.

Qu'est-ce que la patrie, si ce n'est une culture à soi propre ? Qu'est-ce que l'identité nationale, si ce n'est une culture à soi ? Est-ce qu'il peut exister une richesse spirituelle plus grande que cette culture à soi créée par l'homme pendant des millénaires ? Se peut-il que nos mœurs soient simplement et implacablement balayées ? Il faut en être conscient, car la bataille des idées et des concepts sera grande.

Si nous allons parler d'idéologie, eh bien, alors, parlons de l'idéologie de sauvegarder le monde d'abord, de le perfectionner ensuite, et sans tarder, car le plus tôt sera le mieux Lorsque nous l'aurons sauvé, nous pourrons continuer de le perfectionner davantage.

Je disais que cette bataille pour la survie n'est pas une bataille de classes, même si les classes y participent. Cette bataille pour la survie des pays du Tiers-monde nous concerne tous : ceux qui ont de grandes ressources et ceux qui en ont très peu.

Je crois que le riche pas plus que le pauvre, s'ils sont sur un bateau, n'aimeraient qu'il coule et qu'ils s'entraideraient au moins un minimum pour le sauver. Or, nous sommes réellement à bord d'un Titanic, avec beaucoup de mer en-dessous et beaucoup d'icebergs tout autour. Cette dramatique histoire a été utilisée aujourd'hui pour tourner un film qui a coûté trois cent millions de dollars et qui en a rapporté un milliard. Les grands films ne sont plus des films tout courts, mais une combinaison de film et d'opérations commerciales. Car ce n'est pas seulement le film qui rapporte des centaines de millions, mais tout ce qui est associé au film – des rois lions, des marionnettes, des jouets et une foule d'objets qui sucent l'argent des familles et qui rapportent des milliards. Tout devient une combinaison, une fusion d'entreprises commerciales et de loisirs en vue d'objectifs qui n'ont rien à voir avec la culture.

Je me demande : Quels sont ceux qui disposent de trois cent millions de dollars dans le monde pour tourner un film ? Derrière tout ça, il y a un fait réel : le monopole croissant et incontestable des médias en pouvoir des transnationales étasuniennes.

Il suffit de mentionner quelques exemples – je vais citer de mémoire : 50 p. 100 des films produits et distribués dans le monde, de 75 à 80 p. 100 des feuilletons télévisés, 70 p. 100 des vidéos domestiques, 50 p. 100 des satellites permettant aux programmes d'arriver partout, 60 p. 100 de tous les réseaux mondiaux et 75 p. 100 d'Internet appartiennent aux sociétés étasuniennes. Tout ça est dans leurs mains. Et tout ça est au service des conceptions de la mondialisation néolibérale et des idées qu'ils produisent. Ce sont des sources d'idéologie très puissantes, d'information, de croyances, de mœurs, capables de transformer beaucoup de choses.

En moyenne, les pays ibéro-américains présentent tous les ans 245 films en première, dont 70 p. 100 sont des films étasuniens, 10 p. 100, des films nationaux, 14 p. 100, des films européens et seulement 3 p. 100, des films ibéro-américains. 79 p. 100 des programmes de télévision importés proviennent des États-Unis.

Quand j'ai lu il n'y a pas très longtemps qu'on vendait des hamburgers même en Inde, j'en suis resté estomaqué. Les Indiens, qui ont une culture très spéciale, qui ne mangent même pas de viande de bœuf, ont droit désormais à la chaîne Mac Donald avec de la viande de bufflonne. Bon, je sais que vous y avez droit ici depuis longtemps (rires). Ici et partout, d'ailleurs. Mais je parle de l'Inde. J'imagine que certains seront capables de mélanger même un bœuf mort par accident sur l'autoroute. En tout cas, les Indiens ont maintenant des Mac Donald. Voilà bien la culture de la mondialisation qu'on nous impose. Les Indiens ont d'autres habitudes de consommation, pas celles des hamburgers, et ils ont des plats bien meilleurs et bien plus raffinés que les hamburgers.

Les Chinois en train de manger au Mac Donald, les Africains en train de manger au Mac Donald ! On en trouve de partout. Les Chinois en train de voire du Coca-Cola et du Pepsi-Cola. Les Latino-Américains, ça fait belle lurette qu'ils y sont habitués, mais pas les Chinois. Les Chinois buvaient du thé et d'autres boissons. Et voilà donc les Chinois et les Indiens en train de boire du Coca-Cola et du Pepsi-Cola. Les Européens, aussi, s'empressent de manger des hot-dogs et des hamburgers. Tous ces gens-là en train d'adopter les mœurs et coutumes de l'Occident, de fumer les cigarettes qu'on combat aux États-Unis en vue de réduire la mortalité que provoque le cancer, mais qu'ils divulguent et exportent dans le monde entier.

La culture de la lecture, un privilège de nos ancêtres – qui nous étonne tant quand on sait que 80 p. 100 de la population ou plus était alors analphabète – perd du terrain. L'habitude de la lecture ? Non, des feuilletons télévisés à tire-larigot ! Ça oui, l'un après l'autre, sans arrêt, des superficialités de tout genre, l'évasion, quoi.

Combien de temps les enfants étudient-ils ? Les enfants des familles qui bénéficient de l'électricité dans le monde regardent la télévision chez eux en moyenne trois heures par jour. L'habitude de lire est en train de disparaître.

Les livres ? De combien de livres dispose le Tiers-monde ? En Finlande, par exemple, – un pays qui a beaucoup de papier, évidemment, parce qu'il a de grandes forêts qu'il veut couper le moins possible actuellement, si bien qu'il achète des arbres aux Russes, préserve les siens et va en Sibérie chercher du bois – en Finlande, donc, la quantité de livres publiés entre 1991 et 1994 a été de 246 pour 100 000 habitants. En Inde et à Madagascar, un livre à peine. Les pays développés ont publié en moyenne 54 livres pour 100 000 habitants, tandis que les pays en développement n'en ont publié que 7, ne serait-ce que pour avoir la possibilité de connaître un peu l'histoire du pays.

C'est bien triste, mais vrai, d'apprendre que quand on fait des enquêtes auprès d'enfants latino-américains et qu'on demande aux enfants mexicains s'ils savent qui était Hidalgo ou Morelos, ou aux enfants centraméricains s'ils savent qui était Morazán, ou aux enfants sud-américains s'ils savent qui était Bolivar, une bonne partie ne le sait pas, mais qu'en revanche, l'immense majorité sait qui est Mickey Mouse. Voilà l'héritage culturel qu'ils sont en train de nous laisser tout en détruisant les valeurs les plus appréciées de nos vies, de nos peuples, de nos nations, de nos communautés.

Trois agences de presse transnationales monopolisent 80 p. 100 des dépêches divulguées dans le monde. Et ce n'est rien en comparaison avec la télévision numérique, le nombre croissant de chaînes de télévision, les fibres optiques et toutes les possibilités qui pointent.

Quelque chose d'aussi sacré que la culture est menacée de disparition, car ces médias sont utilisés fondamentalement à des fins commerciales, pas à des fins éducatives. Très peu d'Africains ont un téléviseur, ils ont une radio. Et quand ils ont un téléviseur, on ne leur passe que des programmes produits par les sociétés développées, de consommation, fondamentalement les États-Unis.

Quelles libertés vont-ils nous laisser ? Même pas celle de choisir les aliments, ou de les cuire comme nos ancêtres l'ont fait historiquement. Et tout ça au service de cet ordre intenable.

Je vous ai exposé une idée claire : Que va-t-il se passer quand l'inévitable dépression se produira et qu'elle sera mondiale ? On n'a encore rien inventé et on ne pourra rien inventer qui soit capable de l'éviter dans un monde de plus en plus régi par les lois du marché. Mais il y a une différence. Une différence ! Cette fois-ci, ce ne sera pas comme en 1929. Les actions sont beaucoup plus gonflées qu'en 1929, cinq fois, six fois, aux États-Unis. C'est quelque chose qui n'a rien à voir avec la création de nouvelles richesses mais avec ce que nous appelons la confiance, l'espoir que ces actions vont continuer de monter, l'espoir de gagner de l'argent en pariant, en achetant des actions, en achetant des monnaies, n'importe quoi. C'est dans cet espoir que les gens investissent leur argent de cette manière.

Comme je l'ai expliqué à la réunion du CARICOM, à l'heure actuelle, tous les jours, toutes les vingt-quatre heures, les opérations spéculatives se montent à un billion et demi de dollars, ce qui équivaut à dix-huit fois le produit brut mondial engendré en quinze jours. A la réunion caribéenne, j'ai utilisé un chiffre plus modeste car j'aime toujours être prudent, j'ai dit quinze fois, mais mes calculs me donnaient environ dix-sept, dix-huit jours. Voilà ce qu'on parie tous les jours dans le monde. On n'avait jamais vu un phénomène pareil.

Comme je vous expliquais, c'est l'argent en quête d'argent. Ce n'est pas de l'argent investi dans une usine, dans une entreprise, dans une industrie, dans un service, c'est de l'argent placé dans des bons, des monnaies, des actions, dans n'importe quoi. Même dans du café, mais pas du véritable café, du café coté en bourse à deux dollars la livre. Si l'acheteur pense que la livre de café va augmenter à 2,30, il l'achète avant pour la revendre après quand elle vaudra ce prix-là. Il n'a pas produit un seul grain de café, il ne l'a pas cultivé, il a tout simplement inventé un jeu, une loterie avec le café, avec le sucre, avec n'importe quel produit, et surtout avec les actions en bourse.

Avant, seuls les plus riches, les millionnaires, les Rockefeller avaient des actions en bourse. Aux États-Unis, aujourd'hui, des dizaines et des dizaines de millions de personnes placent leurs épargnes sous forme d'actions boursières, et les fonds de pensions, aussi.

Une crise comme celle de 1929 serait une catastrophe d'une ampleur impensable. Demandons donc à Greenspan, à Rubin, à Camdessus et au directeur de la Banque mondiale s'ils croient que cette baudruche gonflée au maximum à la spéculation pourra se maintenir. C'est exactement ce qui est arrivé en 1929. Il faut leur dire : « Messieurs, vous avez créé une Banque mondiale qui court de tous les côtés, un Fonds monétaire qui n'a plus de fonds, ou des fonds qui ne suffisent pas. Les crises se multiplient. Êtes-vous sûrs que cette baudruche ne va pas se dégonfler ? »

A la séance commémorative du cinquantième anniversaire du système de commerce multilatéral, j'ai proposé, avec un brin d'humour, d'ajouter un point à l'ordre du jour de l'OMC : « Crise économique mondialisée, que faire ? » Car c'est bien ce que pense demander à ces messieurs : que faire ? Ont-ils inventé la pierre philosophale ? Qu'ont-ils inventé pour que de tels phénomènes n'entraînent pas la redoutable dépression ?

Pour ma part, je n'ai pas le moindre doute, et je ne crois pas qu'on doive attendre les calendes grecques, compte tenu de certaines choses que j'ai mentionnées ici et de beaucoup d'autres qui pourraient être mentionnées. Les événements se précipitent, nous sommes à une époque où les événements se succèdent à toute allure.

Ce problème est très neuf. Les concepts de mondialisation sont très neufs. Ils se sont développés avec une force terrible au cours des quinze ou vingt dernières années, mais surtout au cours des dix dernières. C'est pareil qu'avec la conscience de l'environnement qui est neuve. Il y a trente ou trente-cinq ans, rares étaient ceux qui parlaient de l'environnement. Aujourd'hui, tout le monde en parle et il existe une conscience écologique. Les événements se précipitent.

Je me pose une question : cette crise sera-t-elle la dernière ou l'avant-dernière ? Je suis très intéressé et je m'efforce de me tenir au courant le plus possible afin de suivre le cours probable des événements cette année-ci et l'année prochaine : que va-t-il se passer en Russie, au Japon, en Asie du Sud-Est ? La crise va-t-elle toucher d'autres pays ? Comment vont-ils la régler ? Sans parler des problèmes politiques qui vont de pair, qui sont sérieux, qui sont graves. Un exemple de problème politique sérieux : une explosion en Russie n'est pas une explosion en Yougoslavie ou dans la province de Kosovo ; c'est une catastrophe politique.

Le plus douloureux, c'est que ces problèmes vont frapper le monde entier, car l'embryon de crise actuelle touche déjà bien des pays. Les producteurs de sucre voient leur sucre chuter à huit centimes, les producteurs de cuivre, de nickel, d'aluminium, de caoutchouc, et tous les autres voient les cours de leurs produits chuter de moitié.

N'importe quel pays est exposé aux paris boursiers et à la spéculation et risque de perdre à un moment de panique toutes les réserves monétaires de sa banque centrale. Oui, n'importe quel pays. Sauf le nôtre, car, comme nous avons été expulsés de tous ces organismes, nous n'avons à appliquer aucune recette du Fonds monétaire ni de personne (rires et applaudissements). Les autres, eux, doivent le faire et s'exposent à se réveiller un beau jour sans un centime dans leurs réserves.

Ce sont des choses dures : les problèmes, les changements du climat. L'influence que tout ça peut avoir sur les prix des aliments ou sur le pouvoir d'achat de la population est grande. Mais ce n'est pas pour cela que nous devons imiter les gens du Fonds monétaire, de la Banque mondiale, de la Réserve fédérale et le Trésorier des États-Unis quand ils disent : « Soyez tranquilles, tout va formidablement bien. C'est un phénomène. »

Vous avez tous des neveux ou des fils, ou des petits-fils peut-être qui ont six ou sept ans. Dans cinquante ans, ils seront beaucoup plus jeunes que moi. Et quand ces cinquante ans auront passé - et ils passent rapidement, croyez-en mon expérience, parce que je me crois encore parfois à l'école ou je crois que c'était hier. Oui, cinquante ans passent vite, croyez-moi ! Et croyez-en aussi l'expérience des Cubains, avec nos presque quarante ans de Révolution et de blocus... Qu'est-ce qu'ils ont passé vite ces quarante ans ! On dirait une seconde quelquefois... - Je disais donc que quand ces cinquante ans auront passé, la planète comptera dix milliards d'habitants. Ça voudra dire plus de riz, d'hamburgers, de blé, de maïs, de lait, de vêtements, de souliers, de médicaments, de logements, de moyens de transport, d'eau potable, de loisirs, de culture, de biens spirituels, de toutes ces choses que nous pouvons produire en quantités infinies ou que pourrait produire en tout cas une humanité rationnelle, et non quelques milliers de transnationales guidées par les lois du marché.

Que de richesses spirituelles pourrait créer l'homme ! L'homme ne vit pas seulement de pain, dit la Bible. Les biens ou les richesses spirituelles, les valeurs spirituelles, manquent beaucoup quand les nécessités matérielles sont satisfaites. Pour ces quatre milliards d'habitants supplémentaires, il faudra former des médecins, des enseignants, il faudra construire des hôpitaux, mettre au point de nouveaux médicaments, qui permettent de prolonger la vie, de liquider le cancer, le SIDA et d'autres maladies anciennes et nouvelles.

Le nombre de ceux qui devront être nourris et soutenus par un pourcentage de plus en plus mineur de personnes augmentera chaque année. Et cela préoccupe les États-Unis, l'Angleterre et d'autres pays où on veut élever l'âge de la retraite à soixante-cinq ans. L'homme va prolonger sa vie, il le peut. Les médicaments et les programmes de l'Organisation mondiale de la santé ont presque réduit de moitié le nombre d'enfants qui mouraient annuellement il y a trente ou quarante ans. La productivité doit augmenter. Il faut nourrir l'humanité.

Est-ce que cette humanité existe ou non ? Est-ce qu'il faut ou non la nourrir, l'éduquer, lui apporter le bien-être maximum qui se trouve pas seulement dans les biens    matériels ? Le moment arrivera où il y aura trop de biens matériels. Il y a des gens qui ont même trois ou quatre voitures. Il faudrait même voir quels sont les modèles de consommation. Toutes ces chaînes dont je vous ai parlé, tout ce monopole des médias, n'arrêtent pas de divulguer les habitudes de consommation des sociétés capitalistes développées. C'est terrible.

Comment imaginer que chaque Indien, que chaque Chinois puisse avoir une voiture devant la porte de sa maison ! Qu'est-ce qu'ils deviendraient, les cent millions d'hectares dont disposent les Chinois aujourd'hui pour produire des haricots, du riz, des aliments pour ce 1,5 milliard d'habitants qu'ils seront dans quelques décennies s'ils doivent construire en même temps des routes, des autoroutes, des stations-service, des logements ?

Peut-on continuer à divulguer ces modèles de consommation effrénée et à imposer au monde cette soif-là ? Ne pourrions pas lui inculquer un peu plus de soif de culture et de richesse spirituelle ? Quand l'homme la découvre, il la préfère bien souvent à tout le reste (applaudissements). Il faut édifier, et non aliéner. La télévision ne pas seulement distraire, elle doit en plus éduquer, enseigner, enrichir l'esprit de l'homme, le rendre meilleur, plus généreux, ne pas le convertir en une bête, un assassin.

Certains statistiques signalent que dans beaucoup de pays, il y a au moins de cinq à dix actes violents par heure de télévision, et qu'en 1996-1997, la proportion de programmes contenant de la violence représentait aux États-Unis 61 p. 100 du total. De la violence et encore de la violence, du sexe et encore du sexe, mais avec une différence : l'homme n'est pas naturellement violent, même si la Bible dit que Caïn a tué Abel, alors que la télévision n'existait pas encore à l'époque (rires), tandis que le sexe, lui, est naturel. Il faut plutôt l'éduquer, car il naît de manière instinctive, naturelle - vous en savez un brin là-dessus, n'est-ce pas, jeunes universitaires ? (Rires.) Mais on exploite et on exacerbe le sexe à des fins publicitaires et grossièrement commerciales. Cela provoque de nombreux phénomènes présents dans notre société, liés à notre monde actuel : l'irresponsabilité, l'instabilité émotionnelle, les déceptions, les désunions, les divorces.

Ce n'est pas un curé qui vous prêche depuis la chaire, rassurez-vous (rires). Je ne suis pas et je ne peux pas être contraire au divorce, mais, comme dirigeant d'un pays, je souhaite plus de stabilité dans la famille. Moins il y a de divorces, et mieux c'est !

Le fait est que la stabilité aide véritablement les enfants, car ce sont eux qui souffrent le plus des désunions, et qu'elle aide l'homme. La stabilité aide l'homme, disons, à dominer ses instincts. On ne gagne rien à les exacerber.

La violence et le sexe sont deux ressources très utilisées par les médias à des fins commerciales. En fait, tout est commercial. Il n'y a rien d'humain, rien qui cherche à perfectionner l'homme; tout vise à la recherche de profits, même si ça déforme l'homme, même si ça le détruit, même si ça complique sa vie sociale.

Il faut cultiver les valeurs – nous n'avons pas d'autre choix – dans un cadre de maximum de liberté, car les valeurs authentiques sont celles qui sont pratiquées dans la plus grande liberté du monde (applaudissements).

Ce n'est pas un rêve ni quelque chose d'impossible : toutes ces ressources fabuleuses - qui pourraient servir à éduquer, à enseigner et à améliorer l'homme - seront un jour consacrées à des fins nettement humaines.

Je dis que le temps passe vite, - pas seulement celui que j'occupe à cette tribune (rires) – mais l'autre – et je le dis parce que je risque de manquer l'avion (rires). Oui, le temps passe vite. J'ai mentionné les cinquante ans. Quoi qu'il arrive, il y aura moins d'espace. Nous devons nous demander quels seront nos modèles de vie, nos modèles de consommation, quels modèles nous correspondent en tant qu'humanité immense et croissante.

Je crois qu'il s'agit de problèmes qui préoccupent beaucoup de personnes, d'une façon ou d'une autre, qu'elles appartiennent à une classe sociale ou à une autre, qu'elles pratiquent une religion ou une autre. Le grand défi à relever est de conjuguer toutes les intelligences, toutes les valeurs et toutes les morales pour atteindre ces objectifs.

Je vous ai volé quelques heures, mais je ne voulais pas venir ici et vous dire simplement : « Bonjour. Comment allez-vous ? Que je suis heureux de votre accueil ! » (Applaudissements.) C'est vrai, évidemment, mais cela va sans dire.

Je voulais vous exposer certaines de mes idées, dire un peu ce que je pense. Je n'avais pas l'intention de vous parler de Cuba, mais je me suis appesanti sur nos expériences. J'ai voulu plutôt aborder ces autres thèmes ici, de frère à frère, de cœur à cœur, avec une franchise égale à votre hospitalité, à la générosité et à l'affection que vous avez prodiguées à notre délégation. Vous, qui avez tant contribué de tout point de vue au succès de la visite, qui avez su être des frères si proches, qui avez apporté à nos âmes tant d'enthousiasme, tant d'encouragement, parce que cette confiance n'a pas été bâtie sous un ciel sans nuages mais sous un déluge de mensonges, d'informations dénaturées et de calomnies, sous un ciel de tempête zébré d'éclairs, au cours de toutes ces années où nous n'avons même pas eu la possibilité de nous rencontrer comme ça, de parler de peuple à peuple, en tant que représentant, aux côtés d'autres camarades, du peuple cubain.

Réjouissons-nous de cette grande avancée, réjouissons-nous que les peuples puissent se rapprocher les uns des autres, échanger des idées, parler. Je vous disais que l'enthousiasme est très grand parce que votre confiance en nous s'est développée dans des conditions presque impossibles. Qu'est-ce que cela nous apprend ? Qu'il faut faire confiance à l'homme, qu'il faut avoir foi dans les peuples, dans leur talent, dans leur intelligence.

Que les représentants de cette Cuba soumise à un blocus et calomniée par les médias les plus modernes aient des amis dans bien des endroits du monde et trouvent tant d'hommes et de femmes du peuple qui comprennent sa lutte, qui partagent sa cause, qui sont solidaires avec elle, n'est-ce pas par hasard beaucoup plus difficile que de rêver d'un avenir meilleur, d'un monde plus juste, d'une société mondiale, universelle, vraiment humaine ? (Applaudissements.)

Ce que je vous dis part de l'expérience de notre peuple batailleur et combattant, de l'expérience de ceux d'entre nous qui ont vécu bien des choses de ce genre, de la pupille en éveil qui essaye de regarder et de deviner le cours des événements. Ce sont mes convictions et les convictions de mes camarades que je veux vous laisser ici, à vous, nos chers frères dominicains, en tant que dépositaires de ces idées que je ne vous demande pas de partager, mais sur lesquelles je vous invite à réfléchir. Nous devons nous-mêmes aller plus profond et apprendre davantage.

Vous avez su m'écouter avec patience et respect. Je vous en remercie et je vous réitère mon admiration, parce que dans cette rencontre – je sais bien avec qui je suis réuni ici – je peux apprécier de nouveau combien d'hommes et de femmes nobles j'ai eu le privilège de rencontrer et de connaître au cours de ce voyage.

Je pars d'ici – maintenant je le dis pour de bon – très heureux. Je tâcherai, et tous les Cubains tâcheront d'être dignes de cette solidarité, de cette confiance et de cet amour extraordinaire que vous nous avez démontré.

Je vous remercie.

(Applaudissements, vivats et ovation.)


 

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