ALLOCUTION À LA CONFÉRENCE DES NATIONS UNIES SUR LES ÉTABLISSEMENTS HUMAINS (HABITAT-II), Istanbul (Turquie), 14 juin 1996
Date:
Monsieur le Président ;
Honorables participants,
Nos problèmes ne sont plus ceux des philosophes antiques qui habitèrent ces régions. L’espèce humaine, qui avait mis des centaines de milliers d’années à atteindre à peine un milliard de personnes, a sextuplé en ce siècle-ci : dans cinq ans, nous serons plus de six milliards.
Cette colossale explosion démographique n’a pas eu lieu dans un monde juste. Des siècles de colonialisme, d’esclavage et d’exploitation économique l’ont précédée. Les uns ont eu de tout, les autres n’ont rien eu. C’est sur le sang et la sueur des exploités que se sont créées les sociétés dites de consommation qui constituent une insulte pour les quatre cinquièmes des habitants affamés et pauvres que nous sommes. La médecine a été capable de sauver des vies ; la politique et l’économie ont été incapables d’alimenter les êtres humains et de leur offrir une vie décente.
Ceux qui ont quasiment détruit la planète et empoisonné l’air, les océans, les cours d’eau et la terre sont maintenant les moins intéressés à la survie de l’humanité. Combien de chefs d’État et de gouvernement des pays développés assistent-ils aujourd’hui à cette réunion ? Le découragement s’empare des pays du Tiers-monde qui perdent la foi. Des problèmes aussi vitaux que ceux qu’ont abordés les Nations Unies, tels que l’environnement et le développement social, ont reçu une autre réponse, au moins formelle.
Les mouvements migratoires internes et externes ont eu leur origine dans ce même développement inégal et injuste dans et hors des pays. Si on ne comprend pas ça, on ne comprendra rien à la question des établissements humains et à ses solutions éventuelles.
On parle beaucoup aujourd’hui d’économie globale et d’avancées techniques. A quoi bon si ceci ne règle pas les problèmes de l’homme, si les pays riches sont toujours plus riches et les pays pauvres toujours plus pauvres ? Avec quelles ressources donnerons-nous l’éducation, la santé, des aliments, un logement et un emploi non seulement à ceux qui vivent aujourd’hui dans le monde, mais encore aux presque cent millions d’êtres humains qui entrent tous les ans dans la vie ? Si, malgré la reconversion industrielle et la révolution technologique, les pays capitalistes développés eux-mêmes ont toujours plus de chômage, que nous reste-t-il à nous, les parias de la Terre ?
Nous parlons essentiellement à cette réunion des établissements humains urbains, mais nous ne pouvons oublier que les zones rurales, qui doivent produire les aliments et où il faut créer des établissements dignes de l’homme, sont toujours plus abandonnées. L’échange inégal entre la campagne et la ville est similaire à celui qui existe entre pays pauvres et pays riches. Les habitants de ces régions, en proie au désespoir, émigrent vers les villes pour vivre dans les bidonvilles et des quartiers déprimants.
Rien qu’en Amérique latine, on estime que 85 p. 100 de la population s’agglomérera dans les villes d’ici à un peu moins de vingt ans.
Comment nous, peuples d’Amérique latine et des Caraïbes, réglerons-nous les terribles problèmes que laissent prévoir ces prévisions alarmantes ? Où trouverons-nous les sources d’eau nécessaires ? Comment garantirons-nous les aliments indispensables ? Quels emplois pourrons-nous offrir à ces centaines de millions de bras ? Quelle éducation serons-nous en mesure d’offrir à ces foules d’êtres humains ? Quelles seront les conditions de vie de ces masses incalculables ? Quel logement décent pourrons-nous leur garantir ? De quelle manière pourrons-nous éviter la dégradation irréversible de l’environnement ? Comment pourrons-nous contrôler, dans ces métropoles monstrueuses, la croissance effrénée de la délinquance, des drogues, de l’exploitation des enfants, de la paupérisation morale de la société ? Jusqu’à quand sera-t-il possible, dans ces conglomérats ingérables, de résiste à la pauvreté, à l’insalubrité, à la mort, à la faim, à l’exploitation ?
Est-ce que cela n’importerait pas aux gouvernements ? L’État peut-il se sentir libéré de toute responsabilité dans la solution de ces problèmes ? Est-il juste d’estimer que le logement ne constitue pas un droit de l’homme essentiel ?
Cuba se joint à ceux qui, à ce Sommet, représentants d’institutions gouvernementales ou non gouvernementales, ont défendu les positions les plus correctes et exprimé les vérités les plus évidentes.
On ne saurait dire qu’il n’y a pas assez de fonds. Comment se peut-il, alors que la guerre dite froide a pris fin, que l’on continue de dépenser des milliards en armements et en activités militaires et que le commerce des armes augmente ? Comment peut-on berner ainsi l’humanité ?
Nous devons proclamer de la manière la plus énergique que nous avons le droit de respirer un air pur, de boire de l’eau non polluée, de recevoir un emploi digne, de nous alimenter avec des nourritures saines, d’être éduqués, d’être soignés, d’être moins pauvres alors que d’autres sont toujours plus riches.
Nous devons proclamer que nous sommes plus des hommes de la jungle, surtout que les jungles n’existent même plus. Il est juste que chaque famille ait un logement décent et que celui-ci soit considéré comme un droit de l’homme universel. Bref, nous avons le droit de vivre, et de vivre en paix et dans l’honneur ; le droit qu’on nous laisse travailler tous pour nos peuples et qu’on ne nous impose pas des blocus économiques injustes et criminels, qu’on ne nous exploite pas, qu’on ne nous méprise pas ni qu’on nous traite avec une xénophobie répugnante.
Nous continuerons de nous réunir, nous continuerons de lutter, nous continuerons de proclamer nos vérités au monde. En fin de compte, c’est nous qui sommes le monde, et le monde n’admet pas de maîtres ni de politiques suicidaires, n’admet pas qu’une minorité d’égoïstes, de fous et d’irresponsables nous conduise à l’extermination.
Je vous remercie.