Allocution au Forum Mondial Sur la Souveraineté Alimentaire, La Havane (Cuba), 7 septembre 2001
Date:
Personne ne m’a invité, mais je sentais une pression si forte, surtout autour de moi, que je n’ai eu le courage de partir sans vous dire quelques mots.
Vous vous demanderez ce que je fais ici dans une tenue pareille à une réunion de délégués ayant à voir de près avec l’agriculture, l’alimentation, la campagne. C’est que, dès la fin de cette clôture, je dois partir en vitesse pour participer à une réception en l’honneur d’un illustre visiteur africain, le Premier ministre de Namibie. J’ai fait un calcul, je n’avais même pas le temps de changer de tenue et d’enfiler celle dans laquelle je participe normalement à ce genre d’activité pour respecter au moins un tout petit peu cette chose aussi insupportable que le protocole.
De toute façon, j’ai vécu des journées sous pression, parce que je savais que ce Forum se déroulait et que j’aie dû partir pour Durban où se tenait cette importante conférence au sommet que vous avez mentionnée ici, revenir presque pour la rentrée scolaire et remplir d’autres obligations incontournables, surtout cette année-ci où notre éducation est en train de réaliser à un rythme croissant ce que nous avons qualifié de la plus grande révolution éducationnelle de toute la Révolution. On pourrait l’appeler de ce fait la troisième, mais elle est la plus décisive de mon point de vue.
J’aurais aimé être bien plus au courant de ce dont vous avez discuté. J’ai pu en savoir un peu à travers les journaux, j’ai vu aussi une partie, une heure et demie, de la table ronde télévisée consacrée à ce Forum, et j’ai pu enfin, quand j’ai reçu la Proclamation finale, vers midi – il semble qu’elle ait fait l’objet de beaucoup de débats – me mettre à la lire en vitesse et enfin écouter ici très attentivement le résumé qu’en a lu l’évêque brésilien.
J’ai le devoir de vous donner mon appréciation, et ce n’est pas de la flatterie de ma part : vous avez fait un bon travail de mon point de vue – je dis « bon » pour ne pas exagérer, parce que je pense qu’il mérite un meilleur qualificatif – et j’ai réfléchi aux questions que vous avez abordées.
C’est la première fois, que je sache, que se tient un forum international sur la souveraineté alimentaire, un terme nouveau qui contient aussi une série de nouveaux concepts.
Quelle est la teneur de votre Proclamation ? Il s’agit vraiment de questions qui n’avaient pas été discutées ni analysées avant et qui ont pourtant une très grande importance.
Par exemple, la pêche artisanale. J’avais déjà écouté à la table ronde ce qui s’est dit sur la façon dont elle est devenue une propriété des transnationales, comment celles-ci se sont emparées peu à peu des quotas malgré les deux cents milles que nous avons défendues dans l’intérêt des pays du tiers monde, parce que nous-mêmes, un petit pays entouré de mers de partout, nous disposons d’une mer territoriale réduite et que nous devions même pêcher à douze milles des côtes des États-Unis sur l’Atlantique et du Canada.
Nous avions à l’époque une flotte, qui n’était pas transnationale, mais qui était importante, car toute notre pêche avant la Révolution était artisanale. Les grands bancs de poissons se trouvent dans des courants déterminés du fait de la température des eaux où se mêlent le courant de Humboldt, le courant atlantique qui passe près de l’Afrique du Sud, de la Namibie, et parcourt presque toute la côte occidentale de l’Afrique. Bref, nous avions appris à naviguer et à pêcher dans des mers lointaines, nous avions formé des milliers de pêcheurs et la pêche constituait une grande source d’alimentation pour notre population. Pourtant, pensant, comme je l’ai dit, aux pays du tiers monde, Cuba a défendu cette lutte qui a débuté au Pérou, au Chili et dans d’autres pays. Nous ne nous en repentons pas, c’était notre devoir, mais nous savions bien ce qu’il allait se passer ensuite et quels sont ceux qui allaient tirer profit de ce droit d’étendre les eaux territoriales jusqu'à deux cents milles.
Je me souviens en particulier de ce qu’il s’est passé après la guerre des Malvinas : ceux qui sont parvenus à continuer d’occuper illégalement ce territoire que le peuple argentin n’a jamais cessé de réclamer ont permis à toutes les flottes d’y pêcher. Les pays de l’ancien camp socialiste, les pays d’Europe, de l’Europe communautaire, les pays d’Asie dont certains sont de grandes puissances maritimes, tous les pays sont accourus dans les deux cents milles qui entourent les Malvinas pour profiter de cette aimable aubaine par laquelle les faux propriétaires tentaient de faire passer la pilule aux yeux de tous les autres.
Mais il y a eu au moins un pays qui avait suffisamment de bateaux pour aller pêcher dans cette zone et qui ne l’a pas fait : jamais un seul navire cubain n’a pénétré dans ces deux cents milles. Nous constations clairement, indignés, que ce n’était là qu’une espèce de bakchich, très en accord avec la morale qui règne aujourd’hui dans le monde.
Vous avez donc parlé de la pêche et de bien d’autres thèmes, et dit bien des vérités. Par exemple, la tentative de s’emparer des ressources naturelles, voire de les breveter.
Je pense que le simple fait de breveter de recherches portant sur la nutrition devrait être moralement prohibé (applaudissements). On pourrait en tout cas, si l’on veut, rembourser les chercheurs de leurs frais.
Mais cela ne se passe seulement avec le génie génétique. Ça arrive aussi avec les médicaments, et le problème est peut-être même plus grave, parce que les maladies, du moins la plupart, tuent plus vite que la faim et parfois plus cruellement.
Ça arrive avec bien des choses. Les meilleurs cerveaux de nos pays nous sont volés, nos pays sous-développés, comme je les appelle de préférence à ce nouveau vocable d’« émergents », parce qu’ils n’émergent absolument pas, ils sombrent toujours plus dans l’exploitation et la pauvreté.
Une poignée de pays riches possède 97 p. 100 des brevets de toute sorte existant dans le monde et pour lesquels nous devons payer ce qu’il leur chante, et non contents des vingt-cinq ans de droits exclusifs, ils se battent à l’OMC pour les prolonger vingt-cinq de plus. Nul ne sait pourquoi tant d’années, car, au train où ils vont, ils sont capable d’exterminer la vie sur cette planète. Il n’y a pas à raisonner beaucoup ni à dépenser beaucoup de temps pour l’expliquer.
Il vaut la peine d’étudier cette Proclamation et d’y réfléchir de nouveau point par point. Est-ce un programme complet ? Non. Vous avez dû vous efforcer de réduire, de synthétiser et d’inclure les points qui sont en rapport plus direct avec les thèmes qui ont occupé votre temps à cette conférence. Mais, tout en la lisant et en l’écoutant de nouveau, je pensais à tout ce qu’on pourrait ajouter à cette Proclamation.
Je me disais : si je suis contraint de prononcer quelques mots, je dois signaler par exemple un certain nombre de choses, mais un paysan m’a devancé ici, le paysan de la coopérative Antero Regalado, de Mariel, qui vous a dit comment il était né, qui il était, les souffrances qu’il a endurées, et qui a fait des comparaisons avec les choses qu’ont maintenant ses enfants, ses petits-enfants.
Je pense qu’une chose décisive dans votre lutte, comme dans toutes les luttes, c’est l’éducation. Supposons que nous découvrions différentes formules dans une diversité énorme de situations, car il n’existe pas deux pays pareils : à Cuba, il y a une situation donnée, au Honduras, une autre, au Panama, une troisième, ou en Equateur, ou au Guatemala où nous sommes témoins actuellement d’une famine terrible que les médias, la télévision transmet au monde entier.
Il y a des pays très secs, où il pleut à peine ; il y a des pays où le taux d’alphabétisation est de 13 p. 100. Nous les connaissons, nous connaissons bien des indicateurs. L’Afrique subsaharienne a un taux d’analphabétisme de 41 p. 100 entre quinze et soixante ans. Dans notre pays, au triomphe de la Révolution, il était de 30 p. 100, mais il y avait au moins un certain nombre d’écoles, une université principale et deux plus petites récentes, un autre niveau de développement, une dépendance envers d’autres productions, fondamentalement agricoles, qui étaient la source principale des exportations. Voilà pourquoi la tentative de priver notre pays des contingents d’exportation sucriers et de bien d’autres produits sur le marché des Etats-Unis créés durant presque cent ans a été si cruelle. De fait, la suspension des contingents sucriers et le blocus total visaient à liquider le pays.
Notre économie reposait sur l’agriculture et sur les grandes plantations de canne à sucre, si bien que quand il a fallu réaliser la réforme agraire, il nous a fallu chercher des solutions adéquates parce que nous ne pouvions diviser en lopins de deux, trois ou quatre hectares ces plantations, dont certaines faisaient cent mille, cent cinquante mille ou deux cent mille hectares. C’était là un problème différent de ceux qui peuvent exister dans bien d’autres pays qui dépendent d’autres sortes d’exportations où la fourniture de la matière première à l’industrie est fondamentalement artisanale. La canne à sucre, le riz, la banane et d’autres maintenant au pouvoir de la nation pouvaient être cultivés en utilisant la technique à grande échelle et en économisant une grande énergie humaine. D’autres cultures, en revanche, du fait de leurs caractéristiques, fonctionnent parfaitement aux mains de familles. Pendant plus de quarante ans, on a essayé les formes d’exploitation de la terre les plus variées et tiré des expériences utiles. Je suis d’accord avec vous qu’il y a assez de terres pour alimenter le monde entier. Je prends l’exemple de la Chine qui, avec cent millions d’hectares, nourrit et nourrit bien une population de 1 260 000 000 de personnes, plus de douze personnes par hectare, et importe bien peu d’aliments. Elle en exporte plutôt. C’est là une preuve que des politiques déterminées, bien conçues et bien appliquées, indépendamment des erreurs commises éventuellement dans des circonstances données – il n’y a pas d’œuvre parfaite – fonctionnent. Aujourd’hui, cette population énorme ne souffre pas de famines ; et elle ne se nourrit pas seulement de céréales, mais encore de viande de volaille, de viande de porc et d’autres similaires, en plus de la pêche en mer et sur terre. Sauf que la production halieutique dans des fermes coûte, parce qu’il faut donner de la farine de poissons, de soja et d’autres aliments, bien que ce soit l’espèce à plus forte conversion d’aliment par kilo de viande. Ainsi donc, quand on parle de viande de bœuf, on pourrait aussi dire de la viande en eau (rires).
Oui, on peut parfaitement alimenter le monde comme il faut. Il faut analyser plus à fond toutes ces causes qui expliquent pourquoi, tout au long du siècle dernier et de celui qui commence, sans parler d’époques antérieures, l’humanité a connu d’horribles souffrances associées à l’alimentation.
Vous avez engagé à ce Forum une analyse théorique, technique, rationnelle, d’une série de points qui prouvent ces réalités-ci, mais vous le faites à un moment où les menaces qui pèsent sur notre espèce en matière alimentaire sont plus grandes et plus graves que jamais, parce qu’en cent ans, la population du monde a quadruplé.
Si, à certains endroits, les terres ne manquent pas, à d’autres elles font défaut. Prenez Haïti, par exemple, avec ses 29 000 km2, ses 7 500 000 habitants, ses 2 p. 100 de forêts, de terres montagneuses érodées, ses mers presque vides de poissons, à quoi il faut ajouter le sous-développement, la pauvreté et des phénomènes sociaux de toutes sortes. Et il existe d’autres pays de l’Afrique subsaharienne où sur 26 000 km2, vivent plus de huit millions de personnes, soit plus de 300 habitants au km2.
Ce n’est pas le cas de la Hollande et d’autres pays qui ont toutes les techniques voulues pour produire des aliments, un climat favorable, tous les engrais, les machines, et qui de plus importent, parce qu’ils ont assez d’argent pour acheter à l’étranger, les quantités d’aliments dont ils besoin et qu’ils nous achètent très souvent bon marché, toujours meilleur marché, même si ce sont des choses exquises comme on pourrait appeler le cacao pour produire des bonbons et des produits semblables d’une qualité optimale. Ainsi, quand on compare ce qu’ils ont payé pour le kilo de cacao ou de café avec le prix qu’ils encaissent dans un restaurant de New York ou d’Europe, que ce soit de cacao, du café ou des noix de cajou, ces noix que les Tanzaniens récoltent un à une, ou alors d’autres espèces comme le clou de girofle, qu’on récolte à Zanzibar, fleur après fleur, ou n’importe lequel de ces produits, on constate que les producteurs touchent le centième de ce que touchent ceux qui les vendent au public à la destination finale.
Il n’est plus resté au tiers monde, à part les produits mentionnés, que la production de cacahuètes, peut-être de pistaches à tel ou tel endroit, ou d’autres fruits secs. Et quand ils les produisent, eux, dans leurs pays, vous savez très bien quels sont ceux qui s’en occupent : les émigrants d’Afrique du Nord, ou du Mexique ou d’Amérique latine quand le phénomène se passe dans nos contrées. Les vies qui se perdent chaque année ! Ils ne coûtent pas seulement de la sueur, ils coûtent aussi du sang les produits de luxe pour le dessert ou pour accompagner un verre l’après-midi ou le soir, dans ces pays qui sont les maîtres du monde…
Il faudrait mener des recherches plus approfondies dans l’histoire, que beaucoup ignorent, pour comprendre les raisons de ces choses-là que vous avez mentionnées ici. Je me demandais si nous réclamions assez, et je crois que non.
Supposons que vous donniez aux paysans la terre en trop, que vous leur en fassiez même cadeau… Que vont-ils en faire ? Avec quoi vont-ils la cultiver ? Avec quels engins ? Avec quelles semences à productivité élevée ? Avec quel phosphore, quelle potasse, quel azote ou quels micro-éléments vont-ils les fertiliser ? Comment et quand les récoltent-ils ? Où engrangent-ils les récoltes ? Et, exception faite des marchandises qu’ils vendent sur les marchés du village, à qui vont-ils les vendre et quels sont ceux qui vont obtenir tous les profits de cette production ? Ils n’ont même pas de quoi cultiver ces terres.
Et à quel marché les envoient-ils ? En faisant concurrence à qui ? Et à quels prix ? Si les autres possèdent là-bas en Amérique du Nord des milliers d’hectares et utilisent des machines qui peuvent parfois coûter jusqu’à un demi-million de dollars pour labourer et récolter des dizaines de milliers de kilos par jour et qui touchent en plus des subventions de la part de ceux qui, parce qu’ils monopolisent toute la richesse du monde, peuvent le faire, d’autant que ce sont encore eux qui battent monnaie, qui impriment l’argent, rien qu’avec du papier, un peu ce que rêvaient de faire les alchimistes du Moyen Age. Oui, c’est bel et bien avec du papier qu’ils achètent nos produits, nos industries et nos terres. De plus, ce papier, nous le leur prêtons pour qu’ils investissent et achètent, et quand nous achetons, nous achetons des choses toujours plus chères et nous touchons, nous, des prix toujours plus bas pour ce que nous vendons.
Les statistiques disent bien des choses. Dans la dernière que j’ai vue, on pouvait comparer 1985, 1990 et 1995. Nos produits rapportent toujours moins d’argent. L’une des dernières était une comparaison entre 1960 et 1997 : tous nos produits de base ont en 1997 un pouvoir d’achat équivalent à moins de 80 p. 100 de celui de 1960, et ce, bien qu’un de ces produits, le pétrole, l’une des exportations du tiers monde, ait beaucoup augmenté du fait de la demande énorme des sociétés de consommation.
Beaucoup de nos produits de base ne se cultivent même plus dans nos pays ; les fibres naturelles ont été remplacées par des fibres synthétiques que peuvent produire ceux qui possèdent la technique et les énormes fonds nécessaires pour acheter les usines et, au moment de les exporter, tout l’argent qu’ils veulent pour offrir un crédit à leurs productions industrielles à deux, trois, quatre ou cinq ans.
Je veux comparer cette situation-là avec celle de nos paysans, de ceux au nom desquels vous avez parlé ici aujourd’hui. Que touchent-ils pour chaque machin qu’on leur achète si en plus ils doivent n’importe quel truc plus cher ? Si, avant, le paysan en question pouvait acheter un tracteur ou un camion avec deux tonnes de café ou de cacao, maintenant il lui faut en vendre huit ou dix tonnes. C’est là l’un des nombreux privilèges que possèdent les riches.
Mais en plus ils nous détruisent la nature. Deux milliards d’hectares ont été touchés par l’érosion et la salinisation ces quarante ou cinquante dernières années. Ils polluent l’atmosphère en élevant le dioxyde de carbone à des taux qu’elle ne supporte pas ; en concentrant des produits chimiques, autrement dit d’autres gaz qui, en se combinant avec les produits chlorés, détruisent la couche qui nous protège des pires rayons de soleil, qui sont les rayons ultraviolets, ceux qui multiplient les cancers de la peau et d’autres calamités.
Ils changent les climats, et les pluies sont toujours plus intenses, ou les sécheresses toujours plus prolongées, ou les cyclones toujours plus violents, et des phénomènes qu’on ne connaissait pas voilà à peine quinze ans deviennent monnaie courante.
Voyez l’Amérique centrale : le cyclone Mitch, et avant lui, les bois rasés. Vous savez que les forêts protègent des inondations, que les racines retiennent l’eau, et que deux cents millimètres en deux heures et demie produisent un effet quatre ou cinq fois pire quand il n’y a pas de racines ou de forêts pour retenir l’eau, qui arrive toute à la fois, au point qu’un ruisseau devient un fleuve énorme. Nous l’avons vu au Honduras à la suite du Mitch. Et le Mitch n’était pas encore complètement passé quand un tremblement de terre est survenu.
Il se peut bien que les séismes n’aient rien à voir avec le CO2, mais ce sont des tragédies qui s’additionnent, parce que les maisons en mauvais état disparaissent, ou que des maladies vieilles ou nouvelles associées à la pauvreté frappent plus fort, ou alors c’est le paludisme qui augmente et devient plus résistant aux médicaments, ou alors c’est la tuberculose qui, mêlée au sida – disons-le ainsi pour effrayer moins – centuple le coût du traitement, d’autant que la résistance aux antibiotiques se multiplie.
Tout ça, nous l’avons vu en Amérique centrale, notre voisine : cyclone, inondations, tremblement de terre, dengue et dengue hémorragique, parce qu’à mesure que les piqûres qui inoculent différents sérotype du virus s’accumulent, la dengue, qui pourrait paraître la première fois une forte grippe, se convertit en dengue hémorragique.
Que faire si nous réalisons le rêve de distribuer les terres, si tant est que quelqu’un les distribue et que les propriétaires se résignent à cette distribution ? Je parle essentiellement de la terre en trop et qui ne produit rien, même si les énormes étendues privatisées dans le tiers monde devront un jour être touchées d’une façon ou d’une autre.
Et les conclusions sortent alors de l’expérience vécue : que font les paysans sans écoles ? Que font les paysans sans médecins, sans policliniques, sans hôpitaux, sans vaccins, sans protection contre toutes ces maladies, sans crédits, sans prix rentables, sans marchés où vendre, touchant toujours moins pour leurs produits et investissant toujours plus de sueur et plus de temps dans la production de ces denrées alimentaires ?
La lecture de votre Proclamation suscite toutes ces idées. Que font les paysans sans chemins ? Que font les paysans sans routes ni d’autres voies ? Ou les pêcheurs sans moteurs, ou sans filets, ou sans endroits frigorifiques pour conserver les produits ? Que font-ils sans électricité ? Que font-ils s’ils ne savent ni lire ni écrire ? On peut voir toute une série de choses qui me passaient par l’esprit et sans lesquelles tout ce que nous réclamons aujourd’hui n’aurait pas de sens.
Mais je sais que vous ne pensez pas seulement à ce qui est apparu dans la Proclamation. Vous savez pertinemment qu’il y a un complément indispensable à tout ça. Il faut que la civilisation arrive, que l’humanité arrive.
Un représentant de l’Afrique a parlé ici brillamment et a dit des choses très intéressantes, mais on pourrait ajouter, par exemple, une donnée que j’ai utilisée à Durban. Des 1 433 médicaments nouveaux mis au point dans les laboratoires de ceux qui en sont les maîtres et qui possèdent les ressources et qui ont volé en plus les meilleurs talents du tiers monde, d’Amérique latine, d’Afrique, d’Asie, seuls 13 correspondent à des affections et maladies respiratoires aiguës, ou parasitaires ou bactériennes, du tiers monde : dans ces centres de recherche, tout se centre sur les besoins des sociétés riches. Alors, bien entendu, comment s’étonner que pour cinquante enfants qui meurent, par exemple, de ces maladies infectieuses en Afrique subsaharienne, il n’en meure qu’un en Europe ?
Nous voulons que les paysans, que les pêcheurs artisanaux, autrement dit l’immense majorité du peuple, puissent avoir des perspectives de vie digne. L’enfant qui naît dans un pays du tiers monde vivra dix-huit ans de moins que ceux qui vivent dans ces pays qui nous exploitent, et en Afrique, surtout en Afrique subsaharienne, cet enfant vivra trente ans de moins. Nous les tuons par dizaines de millions chaque année, aussi bien les enfants que les adultes. Combien cela fait-il d’années de vie au total que nous ôtons chaque année à un continent ? Et dans certains, c’est trente ans par personne, et ce sera bientôt quarante années de vie dans certains pays africains, face aux soixante-dix-huit ans d’espérance de vie en moyenne dans les pays industrialisés.
Les crimes qu’on commet dans notre monde contre l’immense majorité des peuples, autrement dit contre nous, sont bien plus graves qu’il ne paraît. Ainsi, en Europe, 30 femmes ou moins pour 100 000 meurent à l’accouchement ; dans le tiers monde, même s’il existe des différences entre les régions, il en meurt 500, voire 1 500 dans certains pays.
Quant aux enfants, pour 173 enfants qui meurent avant cinq ans dans le tiers monde, il n’en meurt que 6 en Europe. Combien d’enfants tuons-nous tous les jours pour toutes ces causes ?
Je sais que le temps passe, et que je ne pourrais même pas arriver à temps sur un missile. Il ne me reste que quelques minutes.
Je n’ai pas parlé de l’eau potable, de l’eau à la disposition de la population. Un tiers n’en dispose pas. Et dans vingt-cinq ou trente ans, je ne sais plus bien, ce seront les deux tiers de la population mondiale qui n’auront pas l’eau potable, sans parler du fait que l’eau existante est toujours plus polluée. Vous ne pouvez pas tirer un poisson de la mer qui ne contienne un peu de mercure ou d’autres produits minéraux toxiques, car, de même qu’ils ont empoisonné les airs, de même ils empoisonnent les mers au même rythme.
L’humanité est donc placée devant un dilemme : se sauver.
[…]
Un pays pauvre et soumis depuis plus de quarante-deux ans à un blocus, voire à un double blocus depuis l’effondrement du camp socialiste, a pourtant été capable de résister grâce à la conscience formée pendant trente ans, et parce que les gens ont fini par comprendre qu’il s’agissait d’une vraie Révolution, par comprendre ce qu’était la justice ou du moins le maximum de justice possible. Parce que la justice est quelque chose qui doit augmenter tous les jours, qui naît avec beaucoup d’imperfections et qu’il faut chaque fois la rendre plus parfaite.
Si quelque chose caractérise cette étape que traverse notre pays, c’est l’effort colossal que nous faisons pour rendre possible ou pour développer bien plus de justice, ce qui signifie pour nous bien plus de possibilités pour chaque enfant qui naît dans le pays, qui signifie des chances égales, afin que nous puissions atteindre ce rêve des mêmes chances de justice pour tous les enfants, car il existe encore des facteurs qui rendent ce rêve difficile. Mais c’est pourtant un rêve absolument possible et nous croyons avoir des idées assez claires sur la façon de l’atteindre, et dans des délais relativement brefs.
C’est bien entendu le fruit de possibilités nouvelles, de davantage d’expérience, de plus de connaissances et de moyens techniques très modernes que ces sociétés de consommation consacrent à abrutir les masses, en investissant un billion de dollars par an en publicité commerciale, ce que personne ne peut nier, en plus d’autres insanités comme les dépenses militaires, les opérations spéculatives avec les devises et d’autres valeurs.
Avec une petite partie de ces sommes, on pourrait offrir au monde l’éducation et la santé, ce qui coûterait le moins, bien que des maladies comme le sida aient tué rien qu’en Afrique dix-neuf millions de personnes. Sur ce continent, 2,4 millions de personnes en meurent tous les ans, et trois millions dans le monde. Cinquante-six millions sont séropositifs, environ 21 millions en sont décédés, et le nombre d’orphelins, qui est maintenant de 16 millions environ, s’élèvera à 42 dans dix ans.
Mieux vaut ne pas approfondir ces détails. En tout cas, l’argent suffirait non seulement pour donner la santé, l’éducation et l’alimentation au monde, mais encore pour bien mieux : le développer. S’il est logique que cet ordre mondial dont vous avez parlé ici ne puisse pas faire ça parce qu’il est injuste, alors il est tout aussi logique qu’il s’effondre inexorablement parce qu’insoutenable.
Faisons ce que vous faites, conscientisons, puisque la conscience se forme et grandit. L’être humain est en effet, d’une façon ou d’une autre, bien plus intelligent que ne le supposent les pillards ; il apprend, il sait tous les jours plus et il prend plus de conscience. Ce qui explique ce que vous avez aussi mentionné : Seattle, Washington, Québec, Gênes, pour ne citer que quelques villes, car ceux qui symbolisent cet ordre-là ne peuvent même plus se réunir nulle part (applaudissements). Ils sont forcés d’inventer. On dit que l’administration de nos voisins du Nord envisage de bâtir une espèce de muraille fortifiée de je ne sais combien d’îlots afin de pouvoir organiser des réunions du G-7 ou du G-8, de l’OMC, du Fonds monétaire international et de toutes ces institutions qui ont provoqué tant de calamités et tant de menaces, non plus pour le bien-être et le progrès, mais même pour la vie de l’espèce humaine.
Vous le savez pertinemment. Si j’ai signalé ces choses-là, c’est parce je tente toujours de donner une vision d’ensemble de la situation et de la somme infinie de facteurs qui influent aujourd’hui sur notre destinée, sur notre nouvelle destinée, parce que, tout en nous rapprochant les uns des autres, en communiquant entre nous, en fraternisant, nous consolidons nos forces. Et si je suis sûr de quelque chose, c’est bien que le monde changera.
Vous avez mis un mot d’ordre à la fin de votre Proclamation… c’est laquelle exactement ? Quelqu’un a dit qu’un monde sans faim est possible. Alors ajoutons : un monde juste est possible (applaudissements). Le monde nouveau auquel notre espèce a plus que droit est possible et deviendra une réalité (applaudissements).
Pas une minute de plus, pas un mot de plus.
Je vous remercie de m’avoir écouté. Je me sens content d’avoir participé à cette conférence historique. J’ai du moins la tranquillité de savoir que je ne vous ai pas dit tout ce que j’aurais aimé vous dire sur ces questions passionnantes.
J’espère que nous arriverons à temps, vous à votre réception, moi à la mienne.
Jusqu’à la victoire à jamais !