MESSAGE FRATERNEL AU PEUPLE MEXICAIN
Les nouvelles se succèdent vraiment très vite en ce monde convulsé qui nous est échu. Voilà juste deux semaines, les agences de presse en diffusaient une qui présentait un intérêt spécial pour les Cubains et les Mexicains. Quelque chose d’hors du commun : un incident dans les relations entre les deux pays. La cause ? Des réflexions que j’avais faites à la fin de la réunion du Système économique latino-américain (SELA), le 2 décembre à La Havane. Au Mexique, on a publié des tas de choses à cet égard, et certaines de si gros calibre que des Mexicains amis de Cuba, parmi les nombreux que j’ai eu le privilège de connaître et d’apprécier pendant presque quarante ans, ont fait part de leur préoccupation devant le climat qui s’était créé, et ont même transmis des idées et des conseils afin que nos relations n’en souffrent pas.
Le fait est que personne ne savait ce qui s’était dit, comme cela avait été dit et pourquoi cela avait été dit. Ceux qui connaissaient bien Cuba et ses dirigeants étaient absolument convaincus que certaines imputations étaient le fruit d’une mauvaise information, d’une mauvaise interprétation ou de la mauvaise foi.
J’ai préféré attendre patiemment, comme je l’ai fait tant de fois dans ma vie, que les esprits se calment. De toute façon, je devais impérativement éclaircir certaines choses.
Sur ces entrefaites, de nouveaux faits et des nouvelles plus récentes de grande importance internationale ont vu le jour. Au moment même où j’écris ces lignes-ci, le 17 décembre à 16 h 12, à la veille du voyage au Mexique de notre ministre des Affaires étrangères, des centaines de bombes dites intelligentes - malgré leur erreurs et déviations fréquentes - tombent pour la seconde nuit d’affilée sur des immeubles, sur des villages, des campagnes et des objectifs iraquiens que seul le Pentagone et ses ordinateurs connaissent d’avance. Un vrai étalage de technologie qui permet de porter des coups massifs à des milliers de kilomètres de distance, sans la permission de personne, sans avertir personne au préalable : il s’agit de détruire n’importe quoi, de terroriser des millions de personnes, et de tuer ou de blesser en quelques heures des milliers de personnes, militaires ou civiles, dans un pays qui n’a aucune capacité de riposte, comme le sait quiconque un peu entendu en la matière, dans un pays où des centaines de milliers d’innocents sont déjà morts de maladies et de faim, au terme de huit années d’un blocus implacable, et ce sans que les puissants attaquants risquent de perdre une seule vie. Tel est l’ordre mondial établi par un voisin bien proche tant du Mexique que de Cuba. Vaut-il donc la peine de parler à un moment pareil de différences réelles ou simplement imaginaires entre les Mexicains et les Cubains ?
Nous ne vivons plus à l’époque de Cortés où les conquistadores faisaient lutter entre eux les peuples divisés qui habitaient nos terres vierges, et les armes dont on nous menace ne sont pas des épées d’acier, des arbalètes, des arquebuses, ou encore ces chevaux que les Indiens, nobles et hospitaliers, considéraient comme partie intégrante du cavalier. Les instruments de domination de ce voisin-ci sont infiniment plus puissants tant dans le domaine économique que dans l’ordre technique et culturel.
Mais, puisqu’il le faut, permettez-moi d’aborder cette question avec l’honnêteté la plus absolue et le plus brièvement possible.
Impossible d’énumérer les informations variées et les interprétations publiées. Je ne les ai pas toutes reçues et je n’ai pas pu lire toutes celles que j’ai reçues. Un article de la revue Proceso du 6 décembre 1998 narre avec assez d’exactitude les détails, les phrases et les incidences de ce qui s’est passé à la clôture de la réunion. Proceso a ses critiques (parfois plus, parfois moins) et ses admirateurs. Et c’est parce qu’il s’agit d’une revue maintes fois critique et pas toujours juste envers Cuba et la Révolution qu’il me semble utile de parler de cet article d’Homero Campo. Je ne constate pas chez l’auteur l’intention de dénaturer, de blesser ou de mentir à propos de ce qu’il a vu sur place ou de ce qu’on lui a raconté avec pas mal d’objectivité. J’aimerais simplement préciser que le montant du commerce entre le Canada et les Etats-Unis que j’ai mentionné est d’un milliard de dollars par jour, et non celui qui apparaît au huitième paragraphe de la première colonne, page 10 de la livraison citée. Je reconnais comme miennes les phrases que l’auteur cite entre guillemets. Bien entendu, certaines n’apparaissent pas, compte tenu de la brièveté qu’exige un article. Ainsi, quand j’ai parlé de l’invasion culturelle et de ses effets sur les enfants, j’ai dit qu’il en était de même dans toute l’Amérique latine et que ce n’est pas un problème exclusif du Mexique.
Ceci dit, je dois ajouter que l’auteur de l’article ne donne que son appréciation subjective. Parfois, citant une phrase où je mentionne le Mexique et qui peut passer pour une critique, il commence par dire : «Ironique et souriant, Fidel Castro gesticula légèrement des deux mains et affirma depuis l’estrade» (il inclut ici ma phrase sur l’entrée du Mexique dans l’OCDE. De fait, comme j’accoutume de le faire en face d’interlocuteurs avec qui je me sens en confiance et en amitié, en l’occurrence, les membres de la délégation mexicaine, j’ai blagué avec eux en leur disant qu’ils nous avaient laissés dans un bidonville). Si l’auteur ajoute que des rires généralisés ont suivi ma réflexion, on comprendra l’effet désastreux que cela peut avoir pour un lecteur mexicain qui ignore l’ambiance d’amitié et l’absence totale de protocole qui ont régné durant toute cette réunion en petit comité.
A un autre endroit où je parle du Mexique, l’auteur commence par dire: «Puis il a nuancé...» Plus loin : «Il a de nouveau nuancé...» Cela pourrait paraître au lecteur des mots tout à fait calculés et visant expressément à critiquer le Mexique. Je répète en toute sincérité que je ne constate pas dans cet article l’intention de manipuler les choses ou de désinformer. Tel est le style, la façon de raconter, de décrire, de donner vie à ce qu’on raconte et d’exprimer des opinions personnelles. Si seulement on me comprenait, quand je parle, de la même façon que je peux comprendre ce journaliste !
Mais des informations détaillées, plus sérieuses, indépendamment de la façon dont elles ont été interprétées, ont paru ensuite. Au début, on n’a publié que des extraits sans liens entre eux, tirés de leur contexte, des affirmations défigurées qui pourraient sembler offensantes et blessantes pour le Mexique.
Ceux qui s’étonnaient d’une prétendue attaque politique de ma part contre le Mexique et les Mexicains avaient tout à fait raison de le faire. Quand je dois prononcer une allocution écrite, je la rédige moi-même. Je n’ai pas de rédacteur de discours. Dans ma vie révolutionnaire agitée, j’ai dû tant et tant de fois - ou on m’a obligé tant de fois à le faire - clôturer des conférences et des rencontres que j’ai adopté la méthode d’écouter les débats tout le temps, sans perdre une minute, ou d’y intervenir. Je tâche de recueillir l’essence de ce qui se dit et d’exprimer mes idées. Ce que je fais à la fin, ce n’est pas tant prononcer un discours que réfléchir à haute voix et converser avec ceux qui m’écoutent. Mais le langage parlé diffère du langage écrit. Quand on utilise le premier, tout signifie : le visage, le ton de la voix, le geste, les pauses, l’accent, les mots qu’on répète; ou alors on signale parfois quelqu’un qui a dit quelque chose déjà connu par ceux qui écoutent, toutes formes d’expression que l’écriture ne peut traduire. Voilà pourquoi, une fois le discours transcrit, je n’en suis jamais tout à fait satisfait : je deviens exigeant, le lecteur qui ne participait pas à la réunion ne pourrait pas comprendre de nombreux détails; je supprime des mots que j’ai répétés pour insister sur un point, mais qui ne veulent plus rien dire par écrit; je modifie l’ordre des mots, je complète des idées, même si je ne supprime jamais quelque chose d’essentiel que j’ai dit. C’est une fois révisés et publiés que ces discours prennent pour moi le caractère d’une prise de position officielle.
Telle est ma méthode, et j’ai bien moins de temps et de possibilités de réviser et de perfectionner ce que j’ai dit que les écrivains de prestige insatiables.
Je ne publie pas par écrit bien des discours, ou alors j’attends pour le faire.
Ce que j’ai dit à la réunion du SELA, je n’avais pas l’intention de le publier, autrement dit de le rendre officiel. On parle ainsi avec bien plus de liberté et d’intimité, avec l’idée que l’on travaille pour les intérêts communs des personnes présentes. Je n’ai jamais peur, toutefois, qu’on sache ce que je dis. Il y avait là des journalistes cubains et latino-américains. De plus, ce que j’ai dit, et la façon, le ton et l’esprit dans lesquels je l’ai dit, ne pouvait blesser personne. C’est à l’ennemi que je réserve l’attaque, la critique implacable; pour les amis, je n’utilise que la sincérité, le message fraternel et respectueux. La réunion du 2 décembre était une réunion d’amis et de frères, qui analysaient des thèmes vitaux pour nos peuples et notre monde.
Je regrette beaucoup qu’on ait utilisé mes phrases pour tenter de semer la discorde entre deux peuples aussi frères tout au long d’une histoire de plusieurs siècles, depuis l’époque où ceux qui nous avaient conquis partirent de Cuba pour conquérir le Mexique. Nous sommes aujourd’hui un brassage de sang et de culture de conquis et de conquérants; nous partageons aujourd’hui une histoire glorieuse et héroïque pour l’indépendance et de lutte révolutionnaire à différentes époques et à différentes étapes.
Je tiens donc à exprimer catégoriquement ce qui suit : je n’ai eu à aucun moment l’intention ni l’idée d’offenser ou de blesser le Mexique. Qui n’a pas été tant s’en faut, le centre de mes réflexions. Je ne l’ai mentionné à plusieurs reprises qu’en passant. Personne n’a le droit de m’imputer une intention aussi injuste, quelles que soient les différences de systèmes sociaux et politiques. «Le respect du droit d’autrui» - qui inclut la souveraineté et l’idéologie - proclamé par l’un des enfants les plus illustres du Mexique, tel a été la norme invariable de notre attitude envers le Mexique, et du Mexique envers nous.
Pourquoi ne pourrais-je jamais offenser le peuple mexicain ? Pour bien des raisons. Je n’ai admiré aucun pays plus que le Mexique, et ce depuis que j’étais écolier. Je ne me lassais pas de connaître le moindre détail de la résistance admirable des Mexicains face à la conquête européenne, bien que l’histoire qu’on nous enseignait ait été écrite par les conquistadores. Je l’admirais d’autant plus que je prenais plus conscience et que j’apprenais plus - dans sa vérité - de la bataille extraordinaire que livra la capitale aztèque face à la technique, aux armes et à l’expérience militaire des conquistadores, ce qui a été un fait sans précédent dans l’histoire de l’Amérique. Et je l’ai dit à Madrid - et j’ai peut-être été le seul - au sommet ibéro-américain qui s’est tenu au moment du cinq centième anniversaire de la fameuse découverte.
Je ne peux jamais évoquer sans une profonde indignation la guerre d’expansion et d’agression des Etats-Unis, qui ont enlevé au Mexique plus de la moitié de son territoire.
Je ne peux oublier l’exploit du peuple qui a vaincu, dans la seconde moitié du siècle dernier, les meilleurs soldats d’Europe qui prétendaient imposer par le fer et le feu un empire au Mexique.
Juárez a toujours été un maître et un exemple inspirateur pour tous les Cubains.
La Révolution mexicaine a été le changement social le plus radical sur ce continent, après la rébellion des esclaves haïtiens et leur victoire de 1804 sur les soldats de Napoléon. Les événements révolutionnaires de Mexique survenus dans la seconde décennie de ce siècle-ci, les héros qui s’y sont distingués, la Constitution qui a été promulguée, les grandes conquêtes sociales et politiques qui en ont découlé, ont été l’ensemble de faits qui ont eu le plus d’impact, soulevé le plus d’espoir et exercé le plus d’influence sur le peuple néocolonisé, fréquemment soumis à des interventions et toujours humilié, de Cuba dans les premières décennies de notre siècle.
Je n’exagère pas, et je ne cherche pas - je n’en ai pas besoin - des faits qui puissent expliquer la sympathie constante du peuple cubain : il suffit de rappeler le Mexique qui a nationalisé le pétrole à une époque où une mesure pareille paraissait inconcevable; celui qui maintenu si longtemps la conduite la plus conséquente envers le gouvernement espagnol légitime, trois ans avant que le fascisme ne déclenche la seconde guerre mondiale; le Mexique qui a donné l’asile à des milliers de réfugiés espagnols, à tous les démocrates persécutés d’Amérique latine.
C’est chez Martí que nous avons appris à aimer le Mexique, un pays qu’il a admiré et aimé plus qu’aucun autre.
C’est au Mexique que Julio Antonio Mella, orgueil de notre jeunesse, fondateur de la Fédération étudiante et du premier Parti communiste de Cuba, a trouvé un asile. Et c’est là qu’il est mort, lâchement assassiné par les agents du tyran Machado. C’est au Mexique que se rendait Antonio Guiteras au moment de sa mort. Tous les hommes progressistes et révolutionnaires de Notre Amérique ont toujours vu le Mexique comme leur, comme une espèce de patrie commune où ils avaient le droit de s’installer, de se préparer et d’organiser le retour dans un pan à libérer de la grande patrie latino-américaine. Aucune abstraction juridique, fruit de la division inutile et stérile imposée à nos peuples, n’était au-dessus de cette profonde conviction morale.
Voilà pourquoi nous sommes allés au Mexique, voilà pourquoi nous sommes partis de Tuxpan sur le Granma et voilà pourquoi nous avons débarqué à Cuba, justement un 2 décembre, voilà presque quarante-deux ans jour pour jour. Il n’est pas de date plus inadéquate pour semer le poison de prétendues offenses, qui constitueraient avant tout une déni de notre histoire et une ingratitude envers le Mexique et son peuple.
Il est quasiment oiseux de rappeler pour la énième fois que le Mexique a été le seul pays latino-américain à n’avoir pas rompu ses relations diplomatiques avec Cuba et à ne pas s’être joint au blocus contre elle.
J’omets d’autres preuves innombrables de solidarité avec notre peuple. J’en signale juste trois : quand des forces mercenaires aux ordres des Etats-Unis débarquèrent à Playa Girón, le 17 avril 1961, un homme glorieux, qui était alors, qui est et qui restera à jamais un symbole et une légende vivante : Lázaro Cárdenas, voulut venir se battre à nos côtés. Le Mexique a, de pair avec le Venezuela et Cuba, fondé le SELA, la première organisation latino-américaine à laquelle nous avons pu appartenir, alors que nous étions toujours exclu, telle une Cendrillon, de toute institution continentale. C’est le Mexique qui a permis que notre pays assiste au sommet ibéro-américain de Guadalajara, devenu aujourd’hui une force d’unité et d’intégration de nos pays et de nos relations avec l’Europe. Je pourrais mentionner d’autres services importants prêtés à Cuba victime du blocus, mais je préfère les omettre pour l’instant.
J’ai parlé le 2 décembre des trois cents émigrants, pour la plupart des Mexicains, qui meurent chaque année en franchissant ce mur gigantesque et sophistiqué qu’on est en train de dresser à la frontière du Mexique, sur les territoires qui ont justement été arrachés à ce pays. Je sais que certains ont jugé incorrect que je mentionne ce point, qu’ils considèrent comme une question intérieure. Je pense différemment. Les Mexicains et les Latino-Américains qui meurent en territoire nord-américain à cause de ce mur ne seront jamais pour Cuba une question intérieure. Je ne peux pas m’engager à ne pas continuer de dénoncer ce fait. C’est une question très importante, parce que, si l’on prétend garantir le libre mouvement des capitaux et des marchandises entre les Etats-Unis et l’Amérique latine, je dis que les êtres humains valent plus que les capitaux et les marchandises. Sur une planète mondialisée et toujours plus intégrée économiquement, c’est un crime que des hommes, des femmes et des enfants meurent parce qu’on leur interdit cette même liberté de mouvement.
Il me reste encore un point : la calomnie infâme selon laquelle j’ai offensé les enfants mexicains. Rien ne saurait plus indigner, offenser et blesser quelqu’un qui a rendu un hommage si ému et a exprimé si souvent son admiration infinie envers ces enfants qu’il a toujours considérés comme des exemples de patriotes et de héros : ceux qui se lancèrent depuis la forteresse de Chapultepec, enveloppés dans le drapeau mexicain, pour ne pas avoir à se rendre aux troupes d’envahisseurs yankees.
Je sais que, selon certains, il ne s’agit là que d’une légende. Quand bien même elle le serait, c’est pour moi une question de foi, parce qu’il n’existerait pas de plus belle légende pour exprimer l’idée que quelqu’un s’est fait des enfants du Mexique et qu’il a toujours conservée. C’est ainsi que je les vois et que je continuerai de les voir.
Dénoncer l’invasion culturelle des Etats-Unis, qui détruit les efforts héroïques de professeurs et éducateurs, qui fait tant de tort aux enfants, aux adolescents et aux jeunes, non seulement du Mexique, mais encore de toute l’Amérique latine, ce n’est pas offenser, c’est défendre tous les enfants du continent, et même les enfants nord-américains, saturés de films et de séries où les scènes de violence sont plus courantes que dans aucune production au monde, ce qui les conduit même à assassiner parfois d’autres enfants dans les écoles. Ce qui est bien plus grave que l’exemple que j’ai pris, en signalant l’influence aliénante et l’espace qu’occupe dans l’esprit et les connaissances des enfants les héros de leurs films, parmi lesquels je n’ai cité assurément que le plus modeste, peut-être, de tous, parce que j’ai été moi aussi influencé par eux. C’est Popeye, un de mon époque, qui m’a appris la valeur de l’épinard, ce qui est peut-être utile, après tout. Mais j’ai vu aussi de nombreux films de Tarzan, qui est une façon pas du tout larvée de divulguer les préjugés raciaux et le mépris envers les peuples africains, ou les milliers de films, toujours indignants, où chaque fois qu’apparaît un Mexicain, c’est au mieux un jardinier, un domestique ou quelque chose dans ce genre, bon, soumis, respectueux et serviable envers ses maîtres. Ce sont là des stéréotypes visant à démontrer la supériorité de la race aryenne. Jusqu’à quand devrons-nous le supporter ?
Ce n’est pas moi qui ai inventé cette influence néfaste, qui ne cesse de croître. Je l’ai lue bien des fois dans des enquêtes et des recherches effectuées non seulement au Mexique, mais dans de nombreux pays latino-américains. J’oublie ceux qui ont pu être leurrés par une information dénaturée. Quant à ces sépulcres blanchis qui m’accuse de si mauvaise foi d’avoir offensé les enfants mexicains, je réponds qu’aucun pays du monde n’a plus fait pour les enfants que Cuba, et que cela est le fruit, non du mépris pour les enfants d’aucun pays du monde, mais de l’amour.
Je les invite à dénoncer la vraie offense, l’offense impardonnable : les enfants qui meurent chaque année dans les pays latino-américains et qui pourraient être sauvés s’ils bénéficiaient de soins médicaux adéquats. Je leur fournis une simple donnée : si tous les pays latino-américains avaient les taux de mortalité infantile de Cuba, un pays en butte à un blocus économique et harcelé sans pitié par le pays le plus puissant de l’histoire, luttant absolument seul et supportant de très durs sacrifices, 400 000 enfants survivraient tous les ans. Et ça, plus qu’une offense, c’est un crime. Quel système les tue-t-il et pourquoi ? Pourquoi ne les sauvons-nous pas entre tous ? Cuba serait prête à envoyer des milliers de médecins dans les endroits les plus reculés, là où les gens n’ont jamais connu les moindres soins médicaux.
L’invasion culturelle, qui détruit nos identités, cette arme nucléaire du XXIe siècle pour la domination du monde, comme on l’a dit, est un problème réel dont souffrent très gravement les peuples de notre langue et de notre sang, et qui concerne tout le monde : les enfants, les jeunes et les adultes. C’est quelque chose que l’on peut démontrer mathématiquement rien qu’en donnant le pourcentage incroyable de films, de séries, de programmes de télévision et de vidéos d’origine nord-américaine présentés dans nos pays : 90 p. 100 dans certains. Voilà ce contre quoi je lançais un cri d’alerte et que je dénonçais.
Il est presque minuit à Cuba. Les bombardements en Iraq ont sûrement pris fin avec le lever du jour. Certains oiseaux de mort n’attaquent que la nuit.
J’écris depuis plusieurs heures. Je l’ai fait pour vous avec plaisir. Je tiens à conserver le trésor de notre amitié.
Si, malgré tous mes efforts pour vous expliquer directement mes pensées et mes sentiments envers vous, des millions de Mexicains, ou des centaines de milliers, ou des dizaines des milliers, ou quelques centaines, voire un seul Mexicain, se sentent offensés par mes paroles, je m’en excuse sans qu’il m’en coûte. Bien mieux : si un seul enfant se sent encore offensé par ce que j’ai voulu exprimer avec la plus grande honnêteté et la plus grande affection, je lui demande humblement pardon.
Fidel Castro
Le fait est que personne ne savait ce qui s’était dit, comme cela avait été dit et pourquoi cela avait été dit. Ceux qui connaissaient bien Cuba et ses dirigeants étaient absolument convaincus que certaines imputations étaient le fruit d’une mauvaise information, d’une mauvaise interprétation ou de la mauvaise foi.
J’ai préféré attendre patiemment, comme je l’ai fait tant de fois dans ma vie, que les esprits se calment. De toute façon, je devais impérativement éclaircir certaines choses.
Sur ces entrefaites, de nouveaux faits et des nouvelles plus récentes de grande importance internationale ont vu le jour. Au moment même où j’écris ces lignes-ci, le 17 décembre à 16 h 12, à la veille du voyage au Mexique de notre ministre des Affaires étrangères, des centaines de bombes dites intelligentes - malgré leur erreurs et déviations fréquentes - tombent pour la seconde nuit d’affilée sur des immeubles, sur des villages, des campagnes et des objectifs iraquiens que seul le Pentagone et ses ordinateurs connaissent d’avance. Un vrai étalage de technologie qui permet de porter des coups massifs à des milliers de kilomètres de distance, sans la permission de personne, sans avertir personne au préalable : il s’agit de détruire n’importe quoi, de terroriser des millions de personnes, et de tuer ou de blesser en quelques heures des milliers de personnes, militaires ou civiles, dans un pays qui n’a aucune capacité de riposte, comme le sait quiconque un peu entendu en la matière, dans un pays où des centaines de milliers d’innocents sont déjà morts de maladies et de faim, au terme de huit années d’un blocus implacable, et ce sans que les puissants attaquants risquent de perdre une seule vie. Tel est l’ordre mondial établi par un voisin bien proche tant du Mexique que de Cuba. Vaut-il donc la peine de parler à un moment pareil de différences réelles ou simplement imaginaires entre les Mexicains et les Cubains ?
Nous ne vivons plus à l’époque de Cortés où les conquistadores faisaient lutter entre eux les peuples divisés qui habitaient nos terres vierges, et les armes dont on nous menace ne sont pas des épées d’acier, des arbalètes, des arquebuses, ou encore ces chevaux que les Indiens, nobles et hospitaliers, considéraient comme partie intégrante du cavalier. Les instruments de domination de ce voisin-ci sont infiniment plus puissants tant dans le domaine économique que dans l’ordre technique et culturel.
Mais, puisqu’il le faut, permettez-moi d’aborder cette question avec l’honnêteté la plus absolue et le plus brièvement possible.
Impossible d’énumérer les informations variées et les interprétations publiées. Je ne les ai pas toutes reçues et je n’ai pas pu lire toutes celles que j’ai reçues. Un article de la revue Proceso du 6 décembre 1998 narre avec assez d’exactitude les détails, les phrases et les incidences de ce qui s’est passé à la clôture de la réunion. Proceso a ses critiques (parfois plus, parfois moins) et ses admirateurs. Et c’est parce qu’il s’agit d’une revue maintes fois critique et pas toujours juste envers Cuba et la Révolution qu’il me semble utile de parler de cet article d’Homero Campo. Je ne constate pas chez l’auteur l’intention de dénaturer, de blesser ou de mentir à propos de ce qu’il a vu sur place ou de ce qu’on lui a raconté avec pas mal d’objectivité. J’aimerais simplement préciser que le montant du commerce entre le Canada et les Etats-Unis que j’ai mentionné est d’un milliard de dollars par jour, et non celui qui apparaît au huitième paragraphe de la première colonne, page 10 de la livraison citée. Je reconnais comme miennes les phrases que l’auteur cite entre guillemets. Bien entendu, certaines n’apparaissent pas, compte tenu de la brièveté qu’exige un article. Ainsi, quand j’ai parlé de l’invasion culturelle et de ses effets sur les enfants, j’ai dit qu’il en était de même dans toute l’Amérique latine et que ce n’est pas un problème exclusif du Mexique.
Ceci dit, je dois ajouter que l’auteur de l’article ne donne que son appréciation subjective. Parfois, citant une phrase où je mentionne le Mexique et qui peut passer pour une critique, il commence par dire : «Ironique et souriant, Fidel Castro gesticula légèrement des deux mains et affirma depuis l’estrade» (il inclut ici ma phrase sur l’entrée du Mexique dans l’OCDE. De fait, comme j’accoutume de le faire en face d’interlocuteurs avec qui je me sens en confiance et en amitié, en l’occurrence, les membres de la délégation mexicaine, j’ai blagué avec eux en leur disant qu’ils nous avaient laissés dans un bidonville). Si l’auteur ajoute que des rires généralisés ont suivi ma réflexion, on comprendra l’effet désastreux que cela peut avoir pour un lecteur mexicain qui ignore l’ambiance d’amitié et l’absence totale de protocole qui ont régné durant toute cette réunion en petit comité.
A un autre endroit où je parle du Mexique, l’auteur commence par dire: «Puis il a nuancé...» Plus loin : «Il a de nouveau nuancé...» Cela pourrait paraître au lecteur des mots tout à fait calculés et visant expressément à critiquer le Mexique. Je répète en toute sincérité que je ne constate pas dans cet article l’intention de manipuler les choses ou de désinformer. Tel est le style, la façon de raconter, de décrire, de donner vie à ce qu’on raconte et d’exprimer des opinions personnelles. Si seulement on me comprenait, quand je parle, de la même façon que je peux comprendre ce journaliste !
Mais des informations détaillées, plus sérieuses, indépendamment de la façon dont elles ont été interprétées, ont paru ensuite. Au début, on n’a publié que des extraits sans liens entre eux, tirés de leur contexte, des affirmations défigurées qui pourraient sembler offensantes et blessantes pour le Mexique.
Ceux qui s’étonnaient d’une prétendue attaque politique de ma part contre le Mexique et les Mexicains avaient tout à fait raison de le faire. Quand je dois prononcer une allocution écrite, je la rédige moi-même. Je n’ai pas de rédacteur de discours. Dans ma vie révolutionnaire agitée, j’ai dû tant et tant de fois - ou on m’a obligé tant de fois à le faire - clôturer des conférences et des rencontres que j’ai adopté la méthode d’écouter les débats tout le temps, sans perdre une minute, ou d’y intervenir. Je tâche de recueillir l’essence de ce qui se dit et d’exprimer mes idées. Ce que je fais à la fin, ce n’est pas tant prononcer un discours que réfléchir à haute voix et converser avec ceux qui m’écoutent. Mais le langage parlé diffère du langage écrit. Quand on utilise le premier, tout signifie : le visage, le ton de la voix, le geste, les pauses, l’accent, les mots qu’on répète; ou alors on signale parfois quelqu’un qui a dit quelque chose déjà connu par ceux qui écoutent, toutes formes d’expression que l’écriture ne peut traduire. Voilà pourquoi, une fois le discours transcrit, je n’en suis jamais tout à fait satisfait : je deviens exigeant, le lecteur qui ne participait pas à la réunion ne pourrait pas comprendre de nombreux détails; je supprime des mots que j’ai répétés pour insister sur un point, mais qui ne veulent plus rien dire par écrit; je modifie l’ordre des mots, je complète des idées, même si je ne supprime jamais quelque chose d’essentiel que j’ai dit. C’est une fois révisés et publiés que ces discours prennent pour moi le caractère d’une prise de position officielle.
Telle est ma méthode, et j’ai bien moins de temps et de possibilités de réviser et de perfectionner ce que j’ai dit que les écrivains de prestige insatiables.
Je ne publie pas par écrit bien des discours, ou alors j’attends pour le faire.
Ce que j’ai dit à la réunion du SELA, je n’avais pas l’intention de le publier, autrement dit de le rendre officiel. On parle ainsi avec bien plus de liberté et d’intimité, avec l’idée que l’on travaille pour les intérêts communs des personnes présentes. Je n’ai jamais peur, toutefois, qu’on sache ce que je dis. Il y avait là des journalistes cubains et latino-américains. De plus, ce que j’ai dit, et la façon, le ton et l’esprit dans lesquels je l’ai dit, ne pouvait blesser personne. C’est à l’ennemi que je réserve l’attaque, la critique implacable; pour les amis, je n’utilise que la sincérité, le message fraternel et respectueux. La réunion du 2 décembre était une réunion d’amis et de frères, qui analysaient des thèmes vitaux pour nos peuples et notre monde.
Je regrette beaucoup qu’on ait utilisé mes phrases pour tenter de semer la discorde entre deux peuples aussi frères tout au long d’une histoire de plusieurs siècles, depuis l’époque où ceux qui nous avaient conquis partirent de Cuba pour conquérir le Mexique. Nous sommes aujourd’hui un brassage de sang et de culture de conquis et de conquérants; nous partageons aujourd’hui une histoire glorieuse et héroïque pour l’indépendance et de lutte révolutionnaire à différentes époques et à différentes étapes.
Je tiens donc à exprimer catégoriquement ce qui suit : je n’ai eu à aucun moment l’intention ni l’idée d’offenser ou de blesser le Mexique. Qui n’a pas été tant s’en faut, le centre de mes réflexions. Je ne l’ai mentionné à plusieurs reprises qu’en passant. Personne n’a le droit de m’imputer une intention aussi injuste, quelles que soient les différences de systèmes sociaux et politiques. «Le respect du droit d’autrui» - qui inclut la souveraineté et l’idéologie - proclamé par l’un des enfants les plus illustres du Mexique, tel a été la norme invariable de notre attitude envers le Mexique, et du Mexique envers nous.
Pourquoi ne pourrais-je jamais offenser le peuple mexicain ? Pour bien des raisons. Je n’ai admiré aucun pays plus que le Mexique, et ce depuis que j’étais écolier. Je ne me lassais pas de connaître le moindre détail de la résistance admirable des Mexicains face à la conquête européenne, bien que l’histoire qu’on nous enseignait ait été écrite par les conquistadores. Je l’admirais d’autant plus que je prenais plus conscience et que j’apprenais plus - dans sa vérité - de la bataille extraordinaire que livra la capitale aztèque face à la technique, aux armes et à l’expérience militaire des conquistadores, ce qui a été un fait sans précédent dans l’histoire de l’Amérique. Et je l’ai dit à Madrid - et j’ai peut-être été le seul - au sommet ibéro-américain qui s’est tenu au moment du cinq centième anniversaire de la fameuse découverte.
Je ne peux jamais évoquer sans une profonde indignation la guerre d’expansion et d’agression des Etats-Unis, qui ont enlevé au Mexique plus de la moitié de son territoire.
Je ne peux oublier l’exploit du peuple qui a vaincu, dans la seconde moitié du siècle dernier, les meilleurs soldats d’Europe qui prétendaient imposer par le fer et le feu un empire au Mexique.
Juárez a toujours été un maître et un exemple inspirateur pour tous les Cubains.
La Révolution mexicaine a été le changement social le plus radical sur ce continent, après la rébellion des esclaves haïtiens et leur victoire de 1804 sur les soldats de Napoléon. Les événements révolutionnaires de Mexique survenus dans la seconde décennie de ce siècle-ci, les héros qui s’y sont distingués, la Constitution qui a été promulguée, les grandes conquêtes sociales et politiques qui en ont découlé, ont été l’ensemble de faits qui ont eu le plus d’impact, soulevé le plus d’espoir et exercé le plus d’influence sur le peuple néocolonisé, fréquemment soumis à des interventions et toujours humilié, de Cuba dans les premières décennies de notre siècle.
Je n’exagère pas, et je ne cherche pas - je n’en ai pas besoin - des faits qui puissent expliquer la sympathie constante du peuple cubain : il suffit de rappeler le Mexique qui a nationalisé le pétrole à une époque où une mesure pareille paraissait inconcevable; celui qui maintenu si longtemps la conduite la plus conséquente envers le gouvernement espagnol légitime, trois ans avant que le fascisme ne déclenche la seconde guerre mondiale; le Mexique qui a donné l’asile à des milliers de réfugiés espagnols, à tous les démocrates persécutés d’Amérique latine.
C’est chez Martí que nous avons appris à aimer le Mexique, un pays qu’il a admiré et aimé plus qu’aucun autre.
C’est au Mexique que Julio Antonio Mella, orgueil de notre jeunesse, fondateur de la Fédération étudiante et du premier Parti communiste de Cuba, a trouvé un asile. Et c’est là qu’il est mort, lâchement assassiné par les agents du tyran Machado. C’est au Mexique que se rendait Antonio Guiteras au moment de sa mort. Tous les hommes progressistes et révolutionnaires de Notre Amérique ont toujours vu le Mexique comme leur, comme une espèce de patrie commune où ils avaient le droit de s’installer, de se préparer et d’organiser le retour dans un pan à libérer de la grande patrie latino-américaine. Aucune abstraction juridique, fruit de la division inutile et stérile imposée à nos peuples, n’était au-dessus de cette profonde conviction morale.
Voilà pourquoi nous sommes allés au Mexique, voilà pourquoi nous sommes partis de Tuxpan sur le Granma et voilà pourquoi nous avons débarqué à Cuba, justement un 2 décembre, voilà presque quarante-deux ans jour pour jour. Il n’est pas de date plus inadéquate pour semer le poison de prétendues offenses, qui constitueraient avant tout une déni de notre histoire et une ingratitude envers le Mexique et son peuple.
Il est quasiment oiseux de rappeler pour la énième fois que le Mexique a été le seul pays latino-américain à n’avoir pas rompu ses relations diplomatiques avec Cuba et à ne pas s’être joint au blocus contre elle.
J’omets d’autres preuves innombrables de solidarité avec notre peuple. J’en signale juste trois : quand des forces mercenaires aux ordres des Etats-Unis débarquèrent à Playa Girón, le 17 avril 1961, un homme glorieux, qui était alors, qui est et qui restera à jamais un symbole et une légende vivante : Lázaro Cárdenas, voulut venir se battre à nos côtés. Le Mexique a, de pair avec le Venezuela et Cuba, fondé le SELA, la première organisation latino-américaine à laquelle nous avons pu appartenir, alors que nous étions toujours exclu, telle une Cendrillon, de toute institution continentale. C’est le Mexique qui a permis que notre pays assiste au sommet ibéro-américain de Guadalajara, devenu aujourd’hui une force d’unité et d’intégration de nos pays et de nos relations avec l’Europe. Je pourrais mentionner d’autres services importants prêtés à Cuba victime du blocus, mais je préfère les omettre pour l’instant.
J’ai parlé le 2 décembre des trois cents émigrants, pour la plupart des Mexicains, qui meurent chaque année en franchissant ce mur gigantesque et sophistiqué qu’on est en train de dresser à la frontière du Mexique, sur les territoires qui ont justement été arrachés à ce pays. Je sais que certains ont jugé incorrect que je mentionne ce point, qu’ils considèrent comme une question intérieure. Je pense différemment. Les Mexicains et les Latino-Américains qui meurent en territoire nord-américain à cause de ce mur ne seront jamais pour Cuba une question intérieure. Je ne peux pas m’engager à ne pas continuer de dénoncer ce fait. C’est une question très importante, parce que, si l’on prétend garantir le libre mouvement des capitaux et des marchandises entre les Etats-Unis et l’Amérique latine, je dis que les êtres humains valent plus que les capitaux et les marchandises. Sur une planète mondialisée et toujours plus intégrée économiquement, c’est un crime que des hommes, des femmes et des enfants meurent parce qu’on leur interdit cette même liberté de mouvement.
Il me reste encore un point : la calomnie infâme selon laquelle j’ai offensé les enfants mexicains. Rien ne saurait plus indigner, offenser et blesser quelqu’un qui a rendu un hommage si ému et a exprimé si souvent son admiration infinie envers ces enfants qu’il a toujours considérés comme des exemples de patriotes et de héros : ceux qui se lancèrent depuis la forteresse de Chapultepec, enveloppés dans le drapeau mexicain, pour ne pas avoir à se rendre aux troupes d’envahisseurs yankees.
Je sais que, selon certains, il ne s’agit là que d’une légende. Quand bien même elle le serait, c’est pour moi une question de foi, parce qu’il n’existerait pas de plus belle légende pour exprimer l’idée que quelqu’un s’est fait des enfants du Mexique et qu’il a toujours conservée. C’est ainsi que je les vois et que je continuerai de les voir.
Dénoncer l’invasion culturelle des Etats-Unis, qui détruit les efforts héroïques de professeurs et éducateurs, qui fait tant de tort aux enfants, aux adolescents et aux jeunes, non seulement du Mexique, mais encore de toute l’Amérique latine, ce n’est pas offenser, c’est défendre tous les enfants du continent, et même les enfants nord-américains, saturés de films et de séries où les scènes de violence sont plus courantes que dans aucune production au monde, ce qui les conduit même à assassiner parfois d’autres enfants dans les écoles. Ce qui est bien plus grave que l’exemple que j’ai pris, en signalant l’influence aliénante et l’espace qu’occupe dans l’esprit et les connaissances des enfants les héros de leurs films, parmi lesquels je n’ai cité assurément que le plus modeste, peut-être, de tous, parce que j’ai été moi aussi influencé par eux. C’est Popeye, un de mon époque, qui m’a appris la valeur de l’épinard, ce qui est peut-être utile, après tout. Mais j’ai vu aussi de nombreux films de Tarzan, qui est une façon pas du tout larvée de divulguer les préjugés raciaux et le mépris envers les peuples africains, ou les milliers de films, toujours indignants, où chaque fois qu’apparaît un Mexicain, c’est au mieux un jardinier, un domestique ou quelque chose dans ce genre, bon, soumis, respectueux et serviable envers ses maîtres. Ce sont là des stéréotypes visant à démontrer la supériorité de la race aryenne. Jusqu’à quand devrons-nous le supporter ?
Ce n’est pas moi qui ai inventé cette influence néfaste, qui ne cesse de croître. Je l’ai lue bien des fois dans des enquêtes et des recherches effectuées non seulement au Mexique, mais dans de nombreux pays latino-américains. J’oublie ceux qui ont pu être leurrés par une information dénaturée. Quant à ces sépulcres blanchis qui m’accuse de si mauvaise foi d’avoir offensé les enfants mexicains, je réponds qu’aucun pays du monde n’a plus fait pour les enfants que Cuba, et que cela est le fruit, non du mépris pour les enfants d’aucun pays du monde, mais de l’amour.
Je les invite à dénoncer la vraie offense, l’offense impardonnable : les enfants qui meurent chaque année dans les pays latino-américains et qui pourraient être sauvés s’ils bénéficiaient de soins médicaux adéquats. Je leur fournis une simple donnée : si tous les pays latino-américains avaient les taux de mortalité infantile de Cuba, un pays en butte à un blocus économique et harcelé sans pitié par le pays le plus puissant de l’histoire, luttant absolument seul et supportant de très durs sacrifices, 400 000 enfants survivraient tous les ans. Et ça, plus qu’une offense, c’est un crime. Quel système les tue-t-il et pourquoi ? Pourquoi ne les sauvons-nous pas entre tous ? Cuba serait prête à envoyer des milliers de médecins dans les endroits les plus reculés, là où les gens n’ont jamais connu les moindres soins médicaux.
L’invasion culturelle, qui détruit nos identités, cette arme nucléaire du XXIe siècle pour la domination du monde, comme on l’a dit, est un problème réel dont souffrent très gravement les peuples de notre langue et de notre sang, et qui concerne tout le monde : les enfants, les jeunes et les adultes. C’est quelque chose que l’on peut démontrer mathématiquement rien qu’en donnant le pourcentage incroyable de films, de séries, de programmes de télévision et de vidéos d’origine nord-américaine présentés dans nos pays : 90 p. 100 dans certains. Voilà ce contre quoi je lançais un cri d’alerte et que je dénonçais.
Il est presque minuit à Cuba. Les bombardements en Iraq ont sûrement pris fin avec le lever du jour. Certains oiseaux de mort n’attaquent que la nuit.
J’écris depuis plusieurs heures. Je l’ai fait pour vous avec plaisir. Je tiens à conserver le trésor de notre amitié.
Si, malgré tous mes efforts pour vous expliquer directement mes pensées et mes sentiments envers vous, des millions de Mexicains, ou des centaines de milliers, ou des dizaines des milliers, ou quelques centaines, voire un seul Mexicain, se sentent offensés par mes paroles, je m’en excuse sans qu’il m’en coûte. Bien mieux : si un seul enfant se sent encore offensé par ce que j’ai voulu exprimer avec la plus grande honnêteté et la plus grande affection, je lui demande humblement pardon.
Fidel Castro
18/12/1998