DE SES INTERVENTIONS À LA CONFÉRENCE DE PRESSE AYANT SUIVI LA CLÔTURE DU HUITIÈME SOMMET IBÉRO-AMÉRICAIN
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Question.- Bonsoir, président. Vous venez de rêver, à la clôture du Sommet, d'une Amérique ibérique, d'une Amérique latine plus unie, et de souligner que la crise pouvait y être freinée. Espérez-vous que ces contraintes ne pèsent plus au Sommet de La Havane ?
Fidel Castro.- Il serait bien difficile de prophétiser ce qu'il va se passer d'ici un an. La situation est plutôt incertaine. Tout ce que je peux dire, c'est qu'il est possible de freiner la récession, la crise, et que j'ai l'espoir qu'on pourra au moins l'ajourner, car elle aurait des conséquences terribles pour les peuples latino-américains et caribéens. Toutes les conditions sont réunies. C'est tout ce que je peux dire.
Question.- Au sujet de la Colombie, que pensez-vous des initiatives prises par le président Pastrana à la recherche de la paix ? Ensuite, quel message adresseriez-vous à la guérilla colombienne qui s'est engagée dans ce processus de paix ?
Fidel Castro.- Il suffira que je réponde à ta première question. [...]
Ce n'est pas à moi d'envoyer des messages. Ce qu'il faut faire, je crois, c'est transmettre des idées, exprimer des concepts.
A mon avis, aucun pays, en Amérique latine et sur n'importe quel autre continent, ne peut régler les problèmes à lui seul. Certaines questions dépassent les frontières nationales. La paix exige bien des choses : de la patience, de la sagesse, de l'espoir, de la justice sociale, ce qui permet d'acquérir toute la force nécessaire pour l'atteindre.
Ce ne sera pas une question de jours, de semaines ou de mois, cela peut durer des années. Je ne crois pas qu'on puisse atteindre la paix dans l'immédiat. En tout cas, les efforts que consent Pastrana méritent qu'on le soutienne, car des faits peuvent parfois se convertir en de très graves obstacles. Nous en avons l'exemple au Moyen-Orient où des événements donnés ont entravé terriblement la marche vers des solutions de paix.
Le peuple colombien tout entier réclame la paix, et c'est là un facteur très important. Le pays souhaite la paix, le pays a besoin de justice sociale, et je crois que Pastrana le comprend parfaitement. En tant que Latino-Américain, je désire la paix dans les pays, et la paix entre les pays de notre région et l'intégration de nos pays.
Plusieurs décennies se sont écoulées , de grands changements se sont produits dans le monde, et je crois qu'aucun pays ne peut s'en sortir tout seul, et je crois même qu'aucune révolution ne peut triompher dans un seul pays, dans les conditions imposées par cet ordre économique international où les pays peuvent être étouffés et asphyxiés... Et je pars de l'expérience de Cuba : notre Révolution, victorieuse en 1959 dans des circonstances historiques déterminées, ne pourrait pas triompher dans les conditions actuelles. Ce serait absolument impossible.
Est-ce que cela doit décourager les progressistes ou ceux qui souhaitent des changements révolutionnaires ? Non. Parce que, dans la mesure où les solutions se font plus difficiles dans un seul pays isolément, dans cette même mesure il est plus probable qu'on puisse résoudre les problèmes du monde d'une façon globale. Un progressiste ne peut-il pas préférer que le monde change, plutôt qu'uniquement son propre pays ?
Par idéologie, je suis patriote, je suis nationaliste, mais je suis avant tout internationaliste, et je ne me résigne pas à l'idée que la justice ne règne que sur un petit bout de terre isolé, et je ne peux pas concevoir l'idée que ce monde contemporain ne puisse offrir la possibilité que d'une justice isolée dans un petit pays de la Terre, que ce soit en Amérique centrale, ou en Amérique du Sud, ou en Afrique ou en Asie.
De nos jours, mêmes les pays européens qui se sont fait la guerre entre eux pendant des siècles et qui parlent des langues si différentes, s'intègrent et s'unissent économiquement, et posent peu à peu les bases de l'union politique.
[...] Une deuxième question, si vous me le permettez, portant sur ce que vous avez dit. Les présidents qui participent à ces sommets nous racontent toujours ensuite qu'ils ont parlé de vous, des possibilités d'une évolution politique à Cuba qui la rapproche de la réalité des autres pays latino-américains. Maintenant que Cuba va être l'hôte d'un sommet ibéro-américain, pensez-vous qu'il puisse y avoir quelque indice de cette évolution ? Je vous remercie.
[...]
L'autre question, maintenant, un petit peu plus compliquée – je ne l'ai pas notée, mais je crois en avoir saisi l'idée – au sujet de l'évolution, compte tenu de tout ce qui est en train de se passer. Notre monde est en pleine évolution, pas nous seulement, mais tous les autres. Nous sommes tous en train d'évoluer, mais parce que nous nous heurtons tous à des problèmes très sérieux, et qu'on peut évoluer sans renoncer à aucun des idéaux qu'on a défendus toute sa vie. En tout cas, ce sont les réalités qui imposent à ces idéaux la voie à suivre.
Dans ce monde qui se mondialise de plus en plus, ce qui est inévitable, Marx aurait des possibilités de voir se concrétiser encore plus certains idéaux pour lesquels il a lutté, que j'ai soutenus toute ma vie et qui ne sont pas bien entendu, tant s'en faut, uniquement à moi. Bien des hommes, ayant bien plus de mérites, de talent et de qualités dans tous les sens, ont eu ces rêves que la mondialisation de l'économie rend possibles. J'estime que la mondialisation est inexorable, que c'est une loi de l'histoire. Les Portugais et les Espagnols ont beaucoup à voir avec ça, d'ailleurs, parce que leurs navigateurs ont découvert que la Terre n'était pas plate, mais ronde. C'est à partir de là que la mondialisation a commencé.
Le pape a eu une expression que j'ai l'habitude de rappeler et que j'ai même incluse dans mes deux discours à La Havane, à son arrivée et à son départ : la « mondialisation de la solidarité ». Et un monde solidaire ne peut exister que dans un monde mondialisé par suite du développement des forces productives, des progrès colossaux de la science et de la technique, que l'on peut mettre au service de l'humanité si on parvient à préserver la nature et si on parvient à préserver cette humanité, ce que j'estime possible.
On n'a pas parlé ici de certaines choses. Il existe pourtant de très gros dangers qui peuvent interrompre la bonne marche de ce processus et de l'économie. Par exemple, une explosion en Russie. Ce serait terrible. Et je ne sais pas alors de quoi nous discuterions l'an prochain à La Havane, ou à Rio de Janeiro. Il faudrait peut-être, allez savoir, renoncer à certaines de ces choses, parce que ce serait terrible. Et pourtant ce danger existe.
Bien des choses peuvent se passer en cours de route à cause de cette situation incertaine. Voilà pourquoi je disais à la journaliste cubaine que je voyais une situation incertaine et qu'on ne pouvait affirmer ou prophétiser - c'est le mot que j'ai employé - avec beaucoup de certitude ce qu'il allait se passer d'ici un an. Bien des choses peuvent arriver.
J'ai parlé de cette réunion d'économistes que nous allons avoir à La Havane en janvier. Nous allons inviter des éminences, le plus grand nombre possible, des différentes écoles, les Chicago Boys, celle de Friedman, les néolibéraux, les adversaires, tout le monde. Nous voulons des débats, et des débats pour de bon. Cinq jours d'affilée, matin, après-midi et soir, peu de protocole, peu de banquets – je ne critique pas du tout ce Sommet-ci, parce qu'il n'y en pas eu beaucoup, et il n'y en a pas eu plus parce que le sommet n'a duré qu'un jour – pas un chanson pour débuter, pas un hymne. Non, discuter pour de bon : des thèses et des débats sur chaque thèse.
J'espère qu'on pourra discuter de trente à quarante communications, parce que nous devons mieux analyser du point de vue théorique cette situation extrêmement complexe. Mais je crains que d'ici à janvier, le président de la Banque mondiale ait les mêmes vues que moi, allez savoir, ce qui ne manquerait pas de sel, comme je l'ai dit à un moment donné !
Je ne peux qualifier que de brillant et de lucide le discours que le président de la Banque mondiale a prononcé le 6 octobre à Washington, et croyez bien que je n'attends pas pour autant un centime de prêt ! Ce moment est encore bien loin. Mais j'ai l'habitude de reconnaître ce qui me semble sérieux, d'encourager ce qui me semble positif, et je trouve excellent que le président de la Banque mondiale ait pris de telles positions dans ce discours-là.
Bref, nous nous approchons tous d'une possibilité de justice. Quant à nous, nous évoluons non vers ce qui est simple ou apparent, mais vers ce qui est sérieux dans tous les domaines, théorique, pratique, économique, mais en pensant toujours à une seule chose : un avenir de justice, sans lequel ce monde-ci ne pourrait se soutenir, un avenir de fraternité. Cette fraternité dont on a tant parlé au moment de la Révolution française. Liberté, égalité, fraternité. Et, à parler franc, il n'est resté pratiquement rien d'aucune des trois. Nous luttons encore pour les idéaux de la Révolution française à l'époque actuelle qui est une époque où il faut parler de socialisme. Mais je suis optimiste. Oui, nous évoluons. Mais nous ne sommes pas les seuls. Tout le monde évolue.
Président Castro, la Déclaration finale parle des graves risques d'une crise économique mondiale. Quelles sont, à votre avis, les mesures concrètes qu'il faudrait prendre pour tenter d'en atténuer les effets sur les pays ibéro-américains ?
C'est de cela dont on a discuté à cette la réunion, c'est de cela que traite la Déclaration, avec laquelle nous sommes d'accord, ainsi que la Déclaration supplémentaire rédigée aujourd'hui par accord de tous, et que nous avons nous aussi souscrite et appuyée. J'en ai aussi déjà parlé. J'ai parlé de la façon dont je voyais la situation stratégique du monde, que je considère très liée à l'Amérique latine. Nous sommes au moins quelque chose !
La méthode géniale de nos hôtes, je le répète, de renoncer à la kyrielle de discours et de mettre l'accent sur le dialogue et le débat – c'est justement cela que nous voulons à notre réunion d'économistes de janvier – nous a permis de faire une réunion excellente et très fructueuse. Ce n'est pas seulement la méthode qui a joué, bien entendu, mais aussi le moment que nous vivons et qui nous oblige tous à penser avec beaucoup de sérieux. En tout cas, on a présenté des solutions.
Les capitalistes, conscients des crises cycliques du système, se sont efforcés dans leur logique, dans leur optique, de les éviter, à plus forte raison à partir de celle de 1929. Mais celle-ci n'a pas été la seule. Il y en a eu avant et il y en a eu après. Ainsi, celle de 1907 aux USA, quand tout le monde s'est précipité dans les banques, à New York, pour retirer son argent, et surtout dans une des meilleures, convertie en symbole de cette crise. Donc, ils ont inventé différentes méthodes pour permettre aux banques de se protéger. La loi du système de Réserve fédérale a vu le jour aux USA en 1913. Ces mesures visaient à éviter que tout le monde se précipite dans les banques pour en retirer son argent, à éviter ces crises qui n'étaient pas financières à proprement parler, mais d'une autre nature, des phénomènes de panique qui liquidaient les fonds des banques, car celles-ci ne disposaient alors sur-le-champ que de 12 p. 100 environ des dépôts, ce qui est insuffisant quand la crainte se répand et que tout le monde veut retirer son argent.
Pourtant, le système de Réserve fédérale n'a pas pu empêcher la crise de 1929 qui a été terrible, et les critiques sont retombées sur lui. On en exonérait un homme fameux de New York, le président de la réserve fédérale locale, Benjamin Strong, parce qu'il avait cherché des formules pour faire face à des situations financières difficiles, mais il existait des contradictions entre New York et le bureau central de Washington.
Comme ceux de Washington avaient pris le pouvoir, on les a accusés de n'avoir pas adopté de mesures sages à temps et d'avoir déclenché la crise.
Celle-ci a commencé par la bourse, qui était hyper-enflée; il y avait aussi une surproduction, et il y a eu une récession; c'est ensuite qu'a éclaté la crise bancaire, avec la faillite d'une des principales banques de New York. On a essayé de la sauver. Il y a même eu de l'antisémitisme, selon ce que raconte Friedman dans son analyse de cette époque-là, parce que cette banque appartenait à des juifs. La Réserve et les autorités financières de New York avaient inventé une formule – en 1930, je crois – pour sauver cette banque en la fusionnant avec d'autres banques juives, mais la tentative a échoué, parce qu'on l'a sabotée au dernier moment.
Ensuite, les banques ont fait faillite en masse. Des 25 000 banques existant alors aux États-Unis, il n'en est plus resté que 12 000 – et à peine 10 000 à la fin, je crois – et ç'a été un autre désastre; et la dépression a duré jusqu'au début de la seconde guerre mondiale.
On a donc inventé des choses contre les crises et on n'a pas encore trouvé de solutions.
Je ne crois pas que le système puisse jamais résoudre ces crises cycliques, ni la dernière qui sera définitive. Ce sur quoi tout le monde est maintenant d'accord, c'est qu'il faut baisser immédiatement le taux d'intérêt – Clinton en personne et les autres ont fini par l'accepter – alors que, voilà à peine quelques semaines, ceux de la Réserve fédérale pensaient le relever, bref tout le contraire. En quatorze jours, face à des événements qui, selon leur propre aveu, les ont pris absolument de court, ils ont décidé de le baisser. Tout le monde est d'accord que si l'on veut freiner la récession, il faut injecter des liquidités pour relancer la croissance. Il existe beaucoup de capacités de production dans le monde mais peu de capacités d'achat. On a aussi investi ces dernières années des centaines de milliards, on a créé de façon chaotique des capacités de production excédentaires, bien supérieures à la demande réelle.
Tout le monde produit des puces déterminées, très spécifiques, pour les ordinateurs, et toutes les usines de ce genre fonctionnent à 70 p. 100 de leurs capacités. Pourtant, on est en train d'en construire vingt autres et d'en moderniser dix autres. Les voitures vont aussi être de trop. On en construit en Thaïlande, en Indonésie, partout, et elles ne tiennent déjà plus dans les villes - vous le savez parfaitement - et elles n'ont plus d'acheteurs. Bref, il y une surproduction dans de nombreux secteurs, et c'est là quelque chose à ne pas perdre de vue. Mais, bien entendu, injecter aujourd'hui des liquidités dans les finances mondiales, c'est accroître la demande de produits et d'emplois, réanimer la confiance, si possible, dans les investisseurs, éteindre des incendies, apaiser la panique, gagner du temps.
Aux Etats-Unis, le secret de Greenspan et surtout de Rubin a été d'accroître la demande. Si vous multipliez la valeur des actions, celui qui a cent mille a ensuite deux cents ou trois cents mille, et il change aussitôt sa voiture de quinze mille pour une de vingt mille, il achète de tout. Les USA disposent d'un marché intérieur de plus de deux cent soixante-dix millions de personnes, de presque deux cent quatre-vingts millions, et c'est sur ce marché que se développe la plus grande demande. Leur économie dépend moins du marché extérieur : beaucoup d'argent, beaucoup de capacité d'achat, les usines produisant, le chômage diminue. Ils ont bénéficié d'un privilège spécial. Je ne vais pas en parler, car ça me prendrait trop de temps.
En tout cas, la réduction du taux d'intérêt aide, c'est incontestable. Et c'est ce que l'on demande. Le président vénézuélien a parlé de cette lettre qu'on a décidé d'adresser aux gouvernements du G-7, des pays industriels. Mais il faut la leur adresser non seulement pour demander, mais aussi pour les persuader que c'est dans leur intérêt, et même de leur plus grand intérêt, de réduire le taux d'intérêt.
Comment vont réagir les Européens ? Nous avons l'exemple de l'Espagne qui l'a réduit de 0,5%. On dit que les Anglais et les Allemands, en revanche, sont très réticents. On ne sait pas, il faut attendre la réponse.
Deux pays, le Portugal et l'Espagne, qui ont participé à cette réunion-ci, peuvent compter sur le soutien de nos pays, et je suis convaincu qu'ils seront les porteurs de ces idées, tout comme je suis convaincu que d'autres pays européens le comprendront. Ce serait un succès que les pays du G-7 adoptent l'idée de réduire le taux d'intérêt, d'injecter des liquidités dans le monde. Le Sénat des Etats-Unis a fini par adopter les 18 milliards. Oui, mais, comme l'a dit Cardoso, et je l'ai lu dans les dépêches, ceux qui en ont le plus besoin devront payer trois points de plus que le taux d'intérêt normal. A quoi bon donner de l'argent à ceux qui en ont le plus de difficultés en élevant de trois points, comme l'a exigé le Sénat, le taux d'intérêt ? On verra bien si ces 18 milliards seront efficaces.
Ils sont dans la bataille, cette réunion-ci est une bataille, et ils ont fait les démarches pertinentes dans ce but, pour qu'ils réduisent le taux d'intérêt, pour qu'ils autorisent de nouveaux fonds, autrement dit qu'ils utilisent cette clause par laquelle tous les membres du Fonds monétaire international fassent un apport supplémentaire. Compte tenu de la proportion de leurs actifs, les Etats-Unis doivent apporter les dix-huit milliards. Mais si dix-huit milliards équivalent plus ou moins à 18 p. 100 de participation, je pense qu'ils pourraient apporter entre tous cent milliards, mais non en devises fortes ; comme ils les apportent dans la monnaie de leur pays, ce n'est pas la même chose, bien que de nombreuses monnaies, comme le real, le peso argentin et d'autres soient à la parité avec le dollar. Presque toutes sont convertibles conformément aux normes imposées par le Fonds monétaire international. Cela peut équivaloir, je pense, à cinquante, à cent milliards de dollars. Ceci, sans régler le problème de la Russie; s'ils veulent le régler, à la manière du Mexique ou de la Corée du Sud, cent milliards seraient loin d'être suffisants, et ainsi de suite, tant que le phénomène actuel recommencera à se produire, ou quand en apparaîtront de nouveaux et encore plus graves.
Bref, c'est plus ou moins dans cette direction qu'il sera possible d'alléger la situation. Ce sont les premiers pas qu'on va faire. Ils allégeront la crise, ils l'ajourneront, mais comme c'est un mal congénital du système, comme une tumeur maligne, elle renaîtra sous forme de métastase. Voilà ce qu'on pense au plus profond de moi-même. Nous verrons bien ce qu'il va se passer, nous verrons les événements, mais il faut analyser plus à fond tout ceci. Voilà ce que je peux dire.
Excusez-moi de m'être appesanti, mais on me pose des questions auxquelles il est impossible de répondre par un oui ou par un non.
[...]
Ce que je souhaiterais savoir, c'est le thème du sommet de La Havane, l'an prochain. Vous avez tenté de le préciser à un moment de votre chronique journalistique, autrement dit votre discours précédent, mais vous l'avez abandonné ensuite.
Au cours de cette chronique journalistique, vous avez fait allusion à la nécessité des pays latino-américains de joindre leurs forces, ce qui pourrait être – je ne sais pas si c'est dans ce domaine – la contribution de La Havane à l'union latino-américaine, une union à laquelle travaillent certains de vos amis comme Oswaldo Guayasamín.
[...]
Je voudrais enfin une précision. Les deux allusions que vous avez faites à la presse m'ont un peu étonnée : vous avez dit d'une part que vous vous étiez sentis très libres quand la presse n'était pas là et vous avez dit ensuite que vous veniez ici comme à Nuremberg. C'est là une version qui ne colle pas bien avec le Fidel Castro réel, mais plutôt avec celui que décrivent les Américains. Je vous remercie.
Que de choses ! Laisse-moi les mettre en ordre.
Tu as commencé par la phrase. C'est qu'ici on parlait déjà de mondialisation et d'intégration. Logiquement, la mondialisation entraînait le thème de la crise économique actuelle qu'on ne pouvait ignorer. Mais comme Cuba devait proposer un thème pour La Havane, j'ai dit : il doit tourner autour de ces problèmes économiques qui sont en pleine évolution, et personne ne sait ce qu'il va se passer d'ici là. S'il se passe de bonnes choses, chacun expliquera ce qu'il a fait, et tout le monde enrichira son expérience de ces analyses. Mais si la situation est encore complexe, il faudra inévitablement analyser cette question qui sera la plus importante, l'an prochain.
Mais je pensais : comme le dire en une seule phrase ? Je réfléchissais à ça et je pensais que l'expression : « Comment faire face à la crise mondiale ? » n'était pas satisfaisante, car nous ne savons pas s'il faudra y faire face autant que maintenant, et je me disais aussi qu'elle pouvait paraître un peu ridicule, comme si nous nous demandions ce qu'il fallait faire alors que la crise est déjà présente et qu'il faut répondre aujourd'hui même. Alors, pour éviter toute confusion, la première phrase qui est apparue a été : « Comment l'Amérique latine a-t-elle fait face à la crise ? » Ce qui veut dire qu'elle y fait déjà fait face. Voilà donc l'idée.
Après les analyses – dont j'ai parlé – sur le caractère total ou partiel non de cette crise, et les vues exprimées au cours de la réunion, je suis parvenu à la conviction, malgré tout ce que disent Camdessus, Clinton et les autres, qu'il fallait dire d'une manière précise et objective que la crise économique n'était pas encore totalement mondiale, mais que cela pouvait arriver. Alors, nous avons décidé d'exprimer le thème comme suit : « L'Amérique latine et les graves crises d'une crise économique mondialisée ».
Quand j'avais parlé devant l'OMC à Genève, le 19 mai, j'avais même un peu ironisé au sujet des thèmes dont on traitait, pour exprimer mon désaccord avec la ligne de l'OMC et surtout pour protester contre le privilège que se sont octroyé les pays de l'OCDE de mettre au point un accord multilatéral sur l'investissement, le fameux AMI, sans consulter en quoi ce que soit aucun des pays qui vont recevoir ces investissements, où ces capitaux vont être placés, usurpant des fonctions qui correspondent à l'Organisation mondiale du commerce. Il est inconcevable qu'un groupe de pays les plus riches élabore et adopte un accord multilatéral sur l'investissement que devront souscrire les autres – et s'ils ne le font pas, on sait ce qui les attend ! – sans avoir eu le droit de donner leur opinion sur un seul des paragraphes de cet accord.
J'y disais que ce n'était pas correct. Ils veulent même inclure les principes de la loi Helms-Burton dans cet accord international sur les investissements. C'est terrible. Et je protestais donc contre ça, et je disais que ce projet devait se rédiger et s'adopter au sein de l'OMC où le tiers monde est la majorité et où il aurait le droit de donner son avis sur une question aussi importante. Sinon, il s'agit là d'un carcan, d'une camisole de force, d'un traité supranational, imposé sans même discuter un seul paragraphe avec les pays qui devront l'accomplir.
Bien entendu, certaines gens sont descendues dans la lice. Un bon groupe d'organisations non gouvernementales ont pu s'emparer d'une copie du projet d'accord de l'OCDE qui se discutait dans le plus grand secret, l'ont analysé, y ont découvert un tas de choses, des dangers pour l'environnement, des dangers pour les droits des travailleurs, des dangers de toutes sortes, de type social et environnemental, et ils l'ont dénoncé, l'ont divulgué sur Internet, si bien que ce document secret, quasiment conclu, a pu être lu par des millions de personnes, et que quelques pays industriels se sont mis à avoir des doutes, à prendre conscience. La Nouvelle-Zélande, en particulier, a dit qu'elle ne le signerait pas, et la France a dit la même chose voilà à peine quelques jours. La France est très inquiète de l'éventuelle libéralisation totale des investissements dans les médias, qui constituent aujourd'hui un instrument terrible aux mains des Etats-Unis, qui menace la culture et l'identité de toutes les nations. Donc, le gouvernement français a dit qu'il ne le signerait pas. Bref, un groupe de personnes a dénoncé ce projet d'Accord multilatéral sur l'investissement.
A l'OMC, après avoir analysé ce qu'il se passait avec les actions boursières, quelque chose d'intenable et qui conduisait à une grave crise, j'ai suggéré en conclusion d'inscrire à l'ordre du jour un thème de plus : « Crise économique mondiale, que faire ? »
Et à la fameuse réunion de Washington, dans la première décade d'octobre, les gouverneurs de toutes les banques de réserve, les plus importantes autorités financières internationales et la plus grande autorité de la puissance la plus forte et la plus riche qui ait jamais existé sur la terre, ont justement discuté de ça : que faire ? Et ici, à Porto, nous avons aussi discuté de ce qu'il fallait faire.
Mon discours à l'OMC est ici. Mais j'avais prévu ces problèmes dès avant. A Margarita, voilà un an, j'avais dit. Juste deux petits paragraphes : « Un changement total de cap, bien que rares soient encore les hommes d'Etat qui le comprennent, est le plus moral, le plus démocratique et le plus révolutionnaire de ce qu'il devrait arriver dans le monde d'aujourd'hui. »
« Si l'on veut discuter de cette question, qu'on en discute, et que chacun analyse en son âme et conscience les chiffres irréfutables et les réalités tangibles qui prouvent l'essor accéléré d'une spéculation financière universelle et intenable, la vulnérabilité croissante des économies, la destruction de la nature, l'avenir incertain et l'abîme sans fond où nous conduisent le néolibéralisme aveugle et incontrôlable et une mondialisation écrasante et brutale » – je ne m'en prends à la mondialisation en soi, mais au type de mondialisation en cours – « sous l'égide de la nation la plus puissante et la plus égoïste de l'Histoire. » Là j'ajoutais le qualificatif d'égoïste, à juste titre, à mon avis. « N'attendons pas que les monnaies se déprécient et que les bourses s'effondrent » C'était voilà un an.
Je ne prétends pas avoir une boule de cristal ; il suffit tout simplement de penser et de réfléchir à tout cela, d'étudier la crise de 1929, ses antécédents et les autres facteurs, parce qu'il serait bon de se poser une question : d'où vient la crise actuelle ? Alors, on vous répond que les gouvernements sont responsables, qu'ils ont été corrompus, qu'ils ont aidé leurs parents, qu'ils ont aidé leur clientèle, que les banques prêtaient à n'importe qui, qu'elles ont été des irresponsables. Tout ça, la Banque mondiale le savait, mais on ne parlait que de tigres, de tigres et encore de tigres. On aurait pu repeupler l'Asie entière tant on a mentionné les tigres comme modèle de développement idéal !
C'est là le problème, c'est quelque chose qu'on voyait venir.
[...]
Est-ce que les organisations ibéro-américaines pourraient entrer dans une phase de libre-échange et parvenir à l'intégration quand il y a des cas comme Cuba, des dictatures d'économie centralisée ?
Tiens, une nouvelle terminologie : « dictatures d'économie centralisée » ! Oui, il y a encore beaucoup de centralisation dans notre économie, c'est juste, et il continuera d'y en avoir, parce que nous ne nous engagerons jamais dans une libéralisation totale à cet égard, pour qu'on puisse ensuite s'emparer, par exemple, de nos banques. Pourquoi ? Pourquoi nos épargnants devraient-ils remettre leurs économies aux banques pour que celles-ci en fassent ensuite ce qu'elles veulent ?
Pendant un certain temps, nous ne pourrions pas instaurer un change libre. Peu d'argent entre dans notre pays, mais aucun dollar ne prend la fuite en tout cas, aucun ministre ne le vole, ni aucun dirigeant important ni aucun haut fonctionnaire du gouvernement ; autrement dit, il n'y a pas de corruption dans les sphères dirigeantes, on ne la permet pas, on ne la tolère pas. Si tu descends dans l'échelle, tu pourras rencontrer des problèmes de ce genre, mais ce n'est pas là que se prennent les décisions fondamentales.
Il y a une différence entre capitalisme et socialisme en matière d'activités commerciales : celui qui vole dans le capitalisme, c'est le propriétaire du magasin ; s'il coupe le lait, s'il rogne sur les poids, il vole le client. Dans le socialisme, il se peut que certains fassent pareil, que le vendeur vole un peu le client, en diminuant ceci ou cela, mais il existe une politique et une morale bien assises, intransigeantes, de lutte contre ces vices dans notre pays. Et les devises qui entrent ne s'enfuient pas et ne sont pas détournées.
Quand pourrons-nous décréter le change libre quand on voit que le Brésil, qui accumule 70 milliards de réserve, qui possède de grandes ressources et un développement important, risque de se retrouver sans rien en quelques semaines s'il ne fait pas attention; ou alors la Malaisie, comme le raconte Mahathir, qui voit détruit ce qu'elle a fait en quarante ans ? C'est lui qui a pris les mesures les plus draconiennes, qui a imposé une réduction de la libéralisation, qui obéit le moins aux diktats du Fonds monétaire international, et, curieusement, il est le seul à avoir freiné la chute de la production. Celle-ci a diminué de 10 p. 100 en Corée du Sud, de 20 p. 100 en Thaïlande, – je crois que ce sont les chiffres exacts – et d'au moins 30 p. 100 en Indonésie. Mais de seulement 2 p. 100 en Malaisie. Mahathir a tout simplement suspendu la convertibilité de la monnaie, il n'a pas voulu se soumettre aux règles qu'imposait le Fonds monétaire international. Maintenant il faut voir ce qu'il va se passer.
Bien de gens pensent faire pareil, parce qu'ils sont dans la même situation, et l'exemple de Mahathir menace de s'étendre à d'autres pays qui pensent pareil. Sans aller très loin, les Russes, en proie à une situation désespérée, ont suspendu la convertibilité, le paiement de certaines dettes, et j'imagine qu'ils devront adopter bien d'autres mesures. Pour sortir de la crise, ils vont même devoir adopter, s'ils ne veulent pas que le pays se désintègre, une économie de guerre qui peut impliquer bien des choses, depuis un contrôle assez fort de l'Etat sur l'économie jusqu'à certains éléments de planification centrale. S'ils n'ont pas de devises, si l'agriculture est dans la ruine, si tous les aliments arrivaient en caravane interminable sur la route de Smolensk en provenance d'Europe de l'Ouest, et s'il leur reste environ douze milliards dans les réserves, ils font vraiment face à une situation désespérée.
Je recommande aux Etats-Unis et à leur Fonds monétaire international : ne commettez pas l'erreur – car ce serait une folie, une tragédie – d'oublier la Russie ; aidez la Russie malgré tout, même si elle supprime la convertibilité et adopte d'autres mesures. C'est là que vous devez faire preuve de souplesse, il ne vous reste pas d'autre solution, vous ne pouvez vous abstenir, car il peut y avoir une explosion.
Je pense que la Russie va devoir prendre des mesures très dures, comme je l'ai dit, peut-être même des mesures de rationnement. Attendons voir ce qu'elle fera. Si on lui donne de l'argent, comme l'ont dit certains observateurs et quelques Étasuniens, celui-ci mettra plus de temps à entrer qu'à sortir et à revenir au trésor des Etats-Unis, qui est déjà saturé de bons que de nombreux investisseurs ont acquis comme mécanisme de protection, comme le mécanisme par excellence, mais qui a des limites.
Je n'ai pas encore lu jusqu'à présent – et je lis les dépêches tous les jours, toutes les nouvelles politiques et économiques – un seul mot d'espoir pour la Russie. Et tout le monde dit : Oui, si vous faites ceci ou cela.
Comme la Russie va-t-elle réduire son budget, alors que celui-ci doit atteindre la moitié de celui de l'Espagne ? Celui du Portugal, je ne me rappelle pas à combien il se monte; mais son Produit intérieur brut est de presque cent milliards de dollars, et ses revenus fiscaux ne sont pas très éloignés de ceux de la Russie. Le budget de la Russie doit atteindre la moitié du PIB du Portugal. Et la Russie possède je ne sais combien de missiles stratégiques et combien d'armes nucléaires, et même des gens qui volent dans l'espace, et pas assez de budget pour les faire redescendre, ce qui est le comble ! (Rires.) Ces gens-là volent dans l'espace et sont désespérés, parce que le budget n'est pas suffisant et qu'on a même privatisé la société qui envoie les gens dans l'espace. C'est le comble. Le comble du cosmos ! Telle est la situation. Alors, comment la Russie va-t-elle réduire son budget encore plus si elle ne peut déjà plus payer personne, si elle doit jusqu'à dix mois de salaire aux travailleurs dans des branches économiques déterminées.
Certains disent : battons monnaie, appliquons la formule de Roosevelt, le New Deal, qui reposait, on le sait, sur la théorie keynésienne. Mais l'argent ne s'injecte pas ainsi. Les USA possédaient la Réserve fédérale depuis 1917, quand ils ont eu besoin d'argent pendant la première guerre mondiale et qu'ils ont battu monnaie. Mais ils n'ont pas fait qu'imprimer des billets et les donner au trésor pour pouvoir payer les frais de guerre - avec un million et demi de soldats en Europe; non, ils ont aussi imprimé des bons, remis à la Réserve. Celle-ci a imprimé des billets, a ouvert des dépôts en faveur du Trésor et celui-ci a commencé à émettre des chèques pour payer l'accroissement des dépenses.
C'est ainsi que sont nés les bons du Trésor : les fournisseurs ont porté les chèques à leurs banques commerciales, celles-ci ont présenté leurs comptes à la Réserve; celle-ci, pour ne pas imprimer trop de billets, a offert aux banques commerciales d'en payer au moins une partie en bons du Trésor. En échange, ceci a accru les fonds de fonctionnement de ces banques, leurs affaires, leurs possibilités de prêts, etc.
Il faudrait préciser le taux d'intérêt des bons à ce moment-là, mais il devait être sûrement assez supérieur à celui que les banques octroyaient alors aux épargnants, parce qu'alors les banques ont offert des prêts à leurs clients pour acquérir des bons du Trésor, et les clients ont placé dans ceux-ci une bonne quantité de leurs économies. Voilà comment ils se sont rendu service les uns aux autres, la Réserve aux banques, les banques aux clients, et ils se sont évité en fin de compte des intermédiaires : la Réserve a confié aux banques commerciales la tâche d'acquérir les bons et le Trésor vendait directement aux banques les bons qui étaient des obligations de l'Etat à terme fixe, et payaient les intérêts correspondants selon la situation.
C'est ainsi que les dépenses de la guerre ont été payées non seulement en faisant fonctionner la planche à billets, mais encore en utilisant les fonds des épargnants. Il s'agissait d'une économie assez solide quand les USA sont entrés dans la guerre et fonctionnant pleinement. C'est de cette conjoncture que sont nés les fameux bons qui constituent le refuge le plus sûr pour ceux qui prennent peur devant la chute des valeurs boursières. Mais il semble qu'il n'y ait pas assez de place pour tout le monde dans ce refuge. Les gens préfèrent des intérêts de 3%, et n'importe quoi, mais que leur argent soit en sûreté : c'est là le grand avantage et le grand privilège du pays qui imprime la principale monnaie de réserve de l'économie mondiale.
L'étalon-or n'existait pas à l'époque. La livre sterling était alors la monnaie dominante, à partir de sa couverture en or, à laquelle l'Angleterre a renoncé en 1931 tandis que les Étasuniens l'ont maintenue. Dès la première guerre mondiale, la monnaie étasunienne est devenue la monnaie dominante. Telle a été l'origine historique de cette prédominance et de ces privilèges dont le dollar bénéficie actuellement dans l'économie mondiale.
Et la seconde guerre mondiale a consolidé cette prédominance : l'économie et l'industrie avaient été détruites au Japon, en Europe, en Russie, qui était alors l'Union soviétique, et partout. Il restait celles du Canada, qui n'étaient pas très développées à l'époque, et celles des Etats-Unis, dont l'industrie n'avait même pas perdu un boulon dans cette guerre. Et c'est sur ce pouvoir qu'ils ont fait reposer leur économie dans l'arène internationale.
En 1933, dans les années de la grande dépression que les USA ont traversée, les Français ont bien tenté d'acheter tout l'or possible, de leur faire concurrence, mais après la seconde guerre mondiale, le dollar n'a plus eu de rival.
Nixon a supprimé la convertibilité du dollar en or en 1971, parce que l'or des Etats-Unis commençait à s'épuiser, passant de trente milliards à dix milliards. Les USA avaient inventé un expédient : l'once d'or à 35 dollars. Et ils avaient maintenu artificiellement cette parité pour pouvoir compter sur une valeur stable. S'il y avait beaucoup d'offre d'or, ils l'achetaient et le prix augmentait; si c'était la demande qui augmentait, ils vendaient de l'or de leur stock énorme et le maintenaient à cinq dollars. Mais il ne leur restait que dix milliards de dollars en or.
Ils ont réalisé le grand tour de passe-passe de l'histoire : ils ont suspendu la convertibilité. Peu de temps après, grâce à la libération des cours de l'or à quoi est venu s'ajouter l'explosion des cours du pétrole après la fameuse crise, ces dix milliards avaient au moins décuplé, pour devenir au moins cent milliards, car le cours de l'or a atteint à un moment donné plus de quatre cents dollars l'once. Voilà l'histoire.
Aujourd'hui, ce qu'ils impriment, ce sont des papiers et des bons du Trésor. Un privilège incroyable ! A ce train, n'importe pays fait n'importe quoi ! Mais ils n'évitent pas pour autant les crises. Voilà pourquoi je dis que ce sont des maux congénitaux du système.
Ne pourrions-pas appeler ça la dictature du dollar ? Ne pourrions-nous pas appeler ça la dictature du nouvel ordre économique international ? Comment donc pourrions-nous appeler ça ? Où y a-t-il plus de dictature économique : à Cuba ou aux Etats-Unis ? La différence, c'est que la dictature économique à Cuba, ou ce qu'il en reste, c'est qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura pas – et j'ai l'espoir que ce sera comme ça – ce qu'on appelle dans ce nouvel ordre qu'on prétend imposer au monde la libéralisation totale. N'oubliez pas non plus que nous ne sommes pas membre du Fonds monétaire international, ni de la Banque mondiale, ni de la Banque interaméricaine, que nous ne sommes membre de rien, victime d'un blocus, et en plus en butte à une loi Torricelli et à une loi Helms-Burton, et sans l'URSS qui nous payait nos produits à des prix justes, sans échange inégal.
Les marchés et tout le reste, nous les avons perdus et nous nous sommes défendus, parce qu'avec peu mais bien distribué, une conscience solide et le consensus – ne l'oubliez pas, parce que ce que nous avons fait, ne peut se faire en recourant à la force, mais en disposant d'un consensus – nous sommes parvenus à résister.
Nous sommes même parvenus à faire croître notre économie. Cela a son prix, bien entendu, parce que nous vivions avant sous une cloche de verre, en asepsie pure, et que nous sommes entourés maintenant de virus et de bactéries de toutes sortes – je veux parler des virus et des bactéries de l'aliénation, de l'égoïsme, de l'individualisme et de toutes ces choses que crée le système de production capitaliste.
Nous nous battons beaucoup pour créer un esprit de solidarité, de fraternité et de désintéressement. Le Che voulait encore plus, il voulait d'ores et déjà un homme nouveau, et nous avons avancé dans ce sens.
Un seul chiffre : ces trente dernières années, environ un demi-million de Cubains ont participé à des missions internationalistes qui pouvaient se prolonger parfois deux ans ou plus, en Afrique et dans d'autres parties du monde, de façon absolument bénévole, et dans les endroits les plus difficiles. Comment obtient-on cela, sinon à partir de valeurs, de conscience inculquées dans le peuple ?
Avant, c'est vrai, nous n'avions même pas de tourisme, sinon le tourisme national, et le tourisme engendre ses propres problèmes. Des gens viennent de différents pays, et la plupart sont de bonnes gens, mais certains peuvent avoir l'habitude de consommer de la drogue, ou d'autres chercher simplement des plaisirs sexuels, et ce genre de problèmes.
L'argent et les devises qui circulent actuellement – la double circulation – et les mesures que nous avons dû prendre pour résister dans ces conditions spécifiques signifient l'introduction de virus et du reste dont j'ai parlé. Mais ce n'est pas pire, c'est mieux.
Des millions d'indigènes de notre continent sont morts de rhume, parce qu'ils n'avaient aucune immunité aux virus apportés par les colonisateurs. Aujourd'hui, nous essuyons des pertes, nous avons des malades idéologiques, mais nous sommes en train de créer des anticorps, et nous devons nous habituer à vivre entourés de virus et de bactéries de toutes sortes.
Voilà comment je définis ce genre de phénomènes qui nous arrivent associés au capitalisme. Et ce sera bien en fin de compte que cela nous arrive.
Nous avons fait beaucoup de choses, mais promettre la libéralisation totale de notre économie, non !
Autre chose est – faites bien attention – qu'un jour l'Amérique latine s'intègre complètement, que ce soit vraiment une intégration et une union fondées sur des piliers déterminés et des valeurs essentielles, ne serait-ce que sur les principes que doit établir, je l'espère, le document papal sur la pauvreté qui doit émaner du synode de Rome, qui va être publié au Mexique en janvier, et de certaines principes défendus par le pape, comme ceux qui pourraient être contenus dans son idée de la mondialisation de la solidarité – je ne vais pas plus loin, je ne te parle pas de Marx ni de Lénine, ni de leurs extraordinaires concepts sur une société entièrement juste, que je partage.
L'intégration et l'union, même sous les principes de ce monsieur de la Banque mondiale dont je parlais : justice sociale, éducation, santé, emploi, protection des enfants, des personnes âgées et des secteurs vulnérables. Nous accepterions peut-être les mêmes règles, compte tenu du fait que l'union et l'intégration de l'Amérique latine et des Caraïbes au moment actuel sont plus importantes et plus capitales pour notre continent et pour l'avenir du monde que l'idée de maintenir des restrictions déterminées au sujet des mesures que nous déciderions d'adopter d'un commun accord.
Nous serions même prêts à sacrifier notre drapeau si cher au nom d'un internationalisme juste. L'Europe a fait disparaître les frontières, libre circulation de capitaux, de marchandises, de personnes, les gouvernements nationaux perdent de leurs prérogatives.
Tu as parlé de dictature économique ? Et comment tu qualifierais les fonctions et le rôle de la Banque centrale européenne, qui est absolument indépendante sur des points aussi décisifs que les taux d'intérêt, autrefois apanage des gouvernements et maintenant aux mains de fonctionnaires que personne n'a élus, qui n'ont pas obtenu le moindre vote nulle part et qui ont plus de pouvoir que n'importe quel gouvernement, parce qu'ils sont associés à l'immense pouvoir de la politique économique ?
Comment vas-tu qualifier ça ? Est-ce très démocratique ? Non, ils sont supra-nationaux, et pour huit ans ! Comment vas-tu les qualifier ? Ils sont très spécialisés, bien formés, intelligents, ils sont censément les meilleurs, et il existe même la théorie qu'ils sont absolument libres. Les gouvernements influent toujours. La Réserve étasunienne est indépendante aussi, n'empêche que le gouvernement influe, que le Trésor influe, et qu'ils parlent tous les jours entre eux.
La Banque mondiale n'est absolument pas indépendante. Les Etats-Unis y ont un droit de veto du fait qu'ils détiennent plus de 15 p. 100 des actions.
Les Etats-Unis ont aussi le droit de veto au Fonds monétaire international, et ils sont les seuls à en jouir, parce qu'ils disposent de 17,5 p. 100 des voix et que les décisions ne peuvent s'adopter qu'à une majorité de 85 p. 100.
L'Europe souhaite un peu plus de pouvoir dans cette institution, parce qu'elle en a bien peu. Elle aspire à y avoir plus de participation et plus d'influence.
Les Etats-Unis continuent d'avoir le pouvoir de veto dans toutes ces institutions, et ils coordonnent, ils discutent. Le gouvernement étasunien s'est beaucoup appuyé sur les dirigeants du Trésor et de la Réserve parce que, en vérité, ce sont eux qui connaissent le mieux les secrets de l'économie du pays. Ils proviennent de la bourse, des sociétés chargées des affaires boursières, ils savent beaucoup de tout cela et du système économique du pays.
Clinton est un bon communicateur, capable de comprendre les conseils qu'on lui donne, de les transmettre, de persuader, de se battre. C'est là son rôle. Il est persuadé de tout ce qu'il a dit. Mais les deux facteurs clefs, les deux cerveaux de l'essor économique de ces dernières années, ceux qui ont donné des conseils sur la manière de bien tirer parti des avantages et des privilèges dont jouissent aujourd'hui les Etats-Unis, ce sont Rubin et Greenspan. Pas de doute.
Je crois que les gouvernements influeront d'une certaine manière sur la Banque centrale de l'Union européenne, comme le prouve le fait d'avoir divisé en deux périodes les huit années de mandat du premier gouverneur de la Banque centrale, un Allemand. Les Français ont dit non, qu'il fallait le partager. Ce sont les deux pays les plus forts, les deux plus puissants, et le fort reste le fort : d'abord un Allemand, puis, dans quatre ans, un Français. Autrement dit les plus forts influent décisivement, et les autres acceptent.
Comment appelons-nous tout ça ? Pris dans son ensemble, est-ce qu'il est démocratique ce système, où règnent des messieurs extrêmement puissants, conceptuellement autonomes et absolument libres de leurs décisions sur un point clef de l'économie, dotés de plus de pouvoir qu'un président ou qu'un chef de gouvernement, de plus de pouvoir que n'importe qui ? On dit que le Parlement aura certaines facultés et pourra influer, ou que la Commission européenne aura une certaine autorité, mais pas plus. Pour l'instant, tels qu'ils ont été conçus, ils sont absolument indépendants.
Ce sont les réflexions que je voulais faire au sujet de cette dictature qu'on a soulevée ici. Il faut analyser les choses sereinement et à fond.
Antonio Guterres, premier ministre portugais.- Si vous me permettez un petit commentaire, juste pour rassurer le président Fidel Castro. La Banque centrale européenne est la meilleure garantie d'un euro fort et un euro fort est la meilleure garantie qu'il n'y aura plus prédominance du dollar. Et que cette prédominance disparaisse intéressa sûrement le président de Cuba…
Oui, il y aura un peu plus de liberté et de démocratie à l'échelle mondiale, moins de dictature du dollar.
Je vous disais que nous sommes prêts à renoncer à bien des choses pour un monde uni, un monde plus juste. L'Amérique latine intégrée selon des concepts déterminés ferait que nous renoncions, le cas échéant, à des prérogatives déterminées.