Programme spécial de télévision pour expliquer les préparatifs du meeting relatif à la Deuxième Assemblée générale du peuple cubain, le 22 janvier 1962, Année de la Planification
Datum:
Journalistes : Ithiel León (Revolución)
Raúl Valdés (Hoy)
Ernesto Vera (La Calle)
Modérateur : Luis Gómez Vangüemert
Modérateur. Chers téléspectateurs, bonsoir. La Chaîne nationale de radio et de télévision a l’honneur de présenter ce soir une intervention spéciale de Fidel Castro Ruz, Premier ministre du Gouvernement révolutionnaire, devant un groupe de journalistes constitué d’Ithiel León, directeur p. i. du journal Revolución, de Raúl Valdés Vivó, directeur p. i. du journal Hoy, et d’Ernesto Vera, directeur du journal La Calle, qui lui poseront des questions sur les préparatifs du meeting relatif à la Deuxième Assemblée générale du peuple cubain, qui se tiendra le 28 courant sur la place de la Révolution José Martí.
Je passe le micro au compañero Valdés Vivó.
Raúl Valdés Vivó. Comandante Fidel Castro : Personne ne peut nier l’importance extraordinaire de la Deuxième Assemblée générale du peuple cubain, compte tenu de la situation en Amérique latine qui lutte pour contrer les nombreuses agressions de l’impérialisme yankee et pour défendre le droit à l’autodétermination. Que pouvez-vous nous dire de cette Deuxième Assemblée générale du peuple cubain, prévue le 28 janvier, anniversaire de la naissance de José Martí ?
Fidel Castro. Je voulais précisément intervenir ce soir pour une raison fondamentale : l’Assemblée n’aura pas lieu le 28. Mais que personne ne s’inquiète : elle aura bel et bien lieu.
Nous avons longuement discuté, les dirigeants des Organisations révolutionnaires intégrées (ORI) et du gouvernement, avant le départ du président Dorticós. Au départ, l’idée était de convoquer cette Assemblée générale du peuple au même moment que la Conférence de Punta del Este. De son côté, un groupe de personnalités latino-américaines avait lancé l’idée d’organiser une conférence des peuples à La Havane, tandis qu’un autre avait convoqué une conférence de représentants des peuples à Montevideo.
Il y allait donc avoir trois choses simultanées : la Conférence de Punta del Este, la Conférence des peuples à La Havane et la Conférence des peuples à Montevideo. On ne pouvait donc pas faire l’assemblée le 22, ne serait-ce que pour cette raison.
Mais une autre raison a joué aussi : l’Assemblée générale du peuple doit être une réponse aux accords de Punta del Este. Il fallait donc se laisser le temps suffisant pour disposer des interventions à cette Conférence, de ses déclarations finales et pour pouvoir ensuite élaborer une réponse pour cette Assemblée générale du peuple. Elle ne pouvait donc pas se tenir le 22.
Donc, la meilleure date, pour des raisons patriotiques, était le 28 janvier, jour de la naissance de Martí. D’où cette décision de la renvoyer à cette date-là, une date magnifique, pour pouvoir répondre aux déclarations de Punta del Este et pour ne pas coïncider avec l’Assemblée des peuples qui débute demain, ici, à La Havane.
Mais tout semble indiquer que la Conférence de Punta del Este ne va pas se clore avant le 28. Selon un programme qui date de plusieurs jours, elle devait se conclure le 29. Mais, de plus, hier, l’ouverture de la Conférence a été ajournée à mardi prochain. Et elle risque de se prolonger plus longtemps que prévu.
Donc, cette date du 28 janvier que nous préférions ne convenait pas non plus si la Conférence se termine au début de la semaine prochaine, voire au milieu… Nous avons donc dû ajourner l’Assemblée du peuple du dimanche 28 janvier au dimanche 4 février.
Ce qui nous laissera le temps d’être au courant de tous les incidents de Punta del Este, de la polémique idéologique. Notre président sera de retour, également. Nous serons donc en condition de rédiger la Déclaration de La Havane et toute une série de principes généraux qui seront une réponse claire et précise aux accords de la Conférence de Punta del Este.
Donc, la meilleure date, c’est le 4 février. Il est vrai que les organisations de masse ont fait de gros efforts pour disposer des manifestes, des slogans pour le 28 janvier, mais ce n’est pas une affaire. C’est d’ailleurs pour ça que je voulais annoncer le plus tôt possible cet ajournement, au moins six jours avant, afin qu’il soit facile de changer les dates du 28 janvier au 4 février sur toutes les pancartes. Et puis, ça nous laisse plus de temps pour l’organisation, la mobilisation, les explications…
Un autre facteur joue aussi : tous ces jours-ci, le peuple va être informé de ce qui se discute à Punta del Este, et il pourra se faire une idée de tous les incidents et de toutes les questions en discussion.
Il est regrettable que ça ne puisse pas se faire le jour de la naissance de Martí, mais on ne peut pas faire autrement. L’Assemblée sera de toute façon un grand hommage à Martí, comme tous les grands meetings de la Révolution. J’annonce donc que l’Assemblée générale du peuple cubain est renvoyée au dimanche 4 février. C’était là le point le plus important de mon intervention, pour les raisons que je viens d’expliquer, et je pense que le peuple les comprendra très bien.
Il ne faut pas rater un seul des incidents de Punta del Este, car une grande bataille idéologique va s’y livrer. Voilà l’importance de cette Conférence : il va s’y livrer une bataille entre la Révolution cubaine et l’impérialisme ! Une grande bataille d’idées, d’idées révolutionnaires, d’idées de progrès, d’idées de justice, représentées par Cuba, et les idées d’exploitation, de domination, d’oppression des peuples, représentées par l’impérialisme yankee.
Bien entendu, ce n’est pas pour elle que Cuba livre bataille à Punta del Este, mais pour toute l’Amérique latine, car cette bataille se déroule autour d’un principe clef, d’un principe fondamental : le droit des peuples latino-américains à l’autodétermination, le droit des peuples latino-américains à la souveraineté, le droit de chaque peuple de se doter du gouvernement qu’il souhaite. Et en défendant la souveraineté des peuples latino-américains, on défend aussi celle de n’importe quel peuple n’importe où.
Le droit de se doter du gouvernement qu’on souhaite est implicite dans le droit à l’autodétermination, à la souveraineté. Et puis aussi le droit des peuples à faire la révolution, car, sinon, s’ils y renonçaient, ça voudrait dire que les formations économiques et sociales, que les régimes sociaux se perpétuent indéfiniment.
Si les Yankees avaient eu l’idée de faire cette conférence en 1800, ils auraient demandé le gel du statu quo en Amérique latine, au Canada, qui était alors colonie, et dans les autres pays latino-américains, convertis en colonies espagnoles. C’est la lutte éternelle entre les idées révolutionnaires et les idées réactionnaires.
La Sainte Alliance visait justement à geler le statu quo dans toutes les monarchies absolues, à maintenir les conditions de vie rétrogrades auxquelles étaient soumis les peuples européens.
S’ils avaient eu l’idée d’organiser une conférence de ce genre voilà quinze ou vingt ans en Asie, ça aurait impliqué le maintien de la domination coloniale en Inde, en Indonésie, dans la péninsule malaise, dans tous les pays d’Asie du Sud-est et d’Asie centrale, et du Moyen-Orient. Ou alors en Afrique, ç’aurait été le maintien du statu quo en Afrique…
Que prétendent les impérialistes ? Tout simplement, geler leur statu quo, autrement dit leur exploitation en Amérique latine. Car si aucun peuple ne peut se donner la forme de gouvernement qu’il estime pertinent, si aucun peuple ne peut faire sa révolution, tous les peuples devraient se résigner au statu quo existant. Autrement dit, les trente millions d’autochtones vivant aujourd’hui en Amérique latine devraient se résigner aux conditions de pauvreté, de misère, d’esclavage ou de semi-esclavage dans lesquelles ils vivent, ou alors les masses paysannes, ou les masses ouvrières…
Et pas seulement les masses paysannes, les masses ouvrières, mais même les intellectuels, les professions libérales, les couches moyennes de la population latino-américaine devraient se résigner à ce statu quo. Voilà les positions des impérialistes !
Comment s’y prennent-ils ? Eh bien, en affirmant que Cuba n’a pas le droit de faire sa Révolution. Qu’il faut punir le pays qui ferait une révolution en obtenant l’accord, l’appui de l’Organisation des États américains (OEA), justement pour que l’impérialisme puisse faire ce qu’il lui chante en Amérique latine !
Que discute-t-on à Punta del Este ? On y discute le droit des peuples à leur souveraineté, on y discute le droit des peuples à l’autodétermination. Voilà pourquoi les peuples latino-américains sont inquiets et accordent tant d’importance à la Conférence de Punta del Este.
Qui va discuter de ces droits ? Les peuples ? Non, ce sont les impérialistes yankees qui vont discuter tout d’abord des problèmes. Nous aurons donc deux pôles absolument opposés : un pays hautement industrialisé, monopoliste, maître de la plupart des richesses du monde, et les peuples latino-américains appauvris et exploités. Oui, deux pôles absolument opposés sur les plans économique et social : l’Amérique latine, et les États-Unis, qui sont le pays le plus industrialisé, le bastion mondial du monopole et de l’impérialisme. Donc, le simple fait que les impérialistes yankees discutent des problèmes de l’Amérique latine est déjà une ingérence de leur part.
Mais quels sont ceux qui vont en discuter ? Le requin va discuter avec les sardines, les riches avec les gueux, les multimillionnaires avec les peuples affamés ! Ainsi donc, que les millionnaires qui exploitent ces peuples affamés se mettent à discuter de ce que doivent faire ceux-ci est une ingérence non plus extracontinentale, mais pire : car les ingérences extracontinentales, vous pouvez penser au moins qu’il y a des océans, des mers au milieu. Mais les ingérences intracontinentales sont encore plus dangereuses, car ce sont celles du pays le plus puissant du monde, du pays bastion de l’impérialisme, d’un pays hautement industrialisé, dans les affaires intérieures des peuples qui sont au pôle opposé, qui sont affamés, sous-développés, exploités, où d’énormes quantités de paysans n’ont pas de terre, où les travailleurs gagnent des salaires de misère, où les autochtones ne parlent même pas la langue officielle, où l’analphabétisme se monte à 60, ou 70 ou 80 p. 100.
Le simple fait de cette Conférence de Punta del Este, la simple présence de ce monsieur yankee, du secrétaire d’État, constituent en soi une ingérence des États-Unis dans les problèmes de l’Amérique latine. S’ils vont à cette Conférence, c’est tout simplement pour poser un précédent. Lequel ? Qu’aucun peuple latino-américain ne peut faire sa révolution ! Le statu quo économico-social, autrement dit le statu quo de la faim et de l’exploitation, doit rester tel quel. Qu’est-ce qu’ils leur disent ? « Venez donc, gouvernements latino-américains, et décidons ensemble qu’on ne peut pas faire de révolution en Amérique latine. »
Ainsi donc, les peuples latino-américains n’ont pas le droit de faire une révolution. Les peuples latino-américains doivent donc renoncer à leur souveraineté. Voilà ce à quoi prétendent les États-Unis et ce qui va se discuter au fond à Punta del Este : les peuples latino-américains sont-ils souverains ou non ? Le comble, c’est que les Yankees ne le dissimulent pas ! Lisez donc toutes les dépêches de l’UPI et de l’AP, toutes les publications étasuniennes, toutes les déclarations de la réaction, et vous verrez que la polémique oppose les gouvernements latino-américains qui défendent le droit des peuples à l’autodétermination, qui défendent le principe de la non-ingérence, à la réaction de l’Amérique saxonne et de l’Amérique latine. Tous les réactionnaires du continent, tous les journaux réactionnaires, tous les politiciens réactionnaires du continent posent la question en ces termes. Et ils critiquent les gouvernements du Mexique, du Brésil, du Chili, de Bolivie. Tous les gouvernements qui défendent le principe de l’autodétermination et le principe de la non-ingérence sont attaqués durement par la presse réactionnaire et par les agences de presse.
La polémique est donc publique. Entre ceux qui défendent les principes de la non-ingérence et de l’autodétermination et ceux qui sont contre. Et de fait toute la réaction, tous les journaux réactionnaires disent qu’il n’y a pas de raison de respecter ces principes, qu’il faut intervenir, qu’il faut punir Cuba, qu’il faut s’ingérer dans ses affaires intérieures, qu’il faut lui interdire de faire sa révolution. Et tout ça ouvertement. Nous sommes donc témoins d’une discussion idéologique capitale pour tous les peuples, en premier lieu ceux d’Amérique latine.
D’où son importance, et pas seulement pour nous. Nous, tout compte fait, nous nous défendons ici : l’autodétermination de Cuba, elle ne se défend pas à Punta del Este, pas plus que le droit à la souveraineté. Ces droits, nous les défendons ici-même, avec nos canons, nos chars, nos armées, nos divisions ! (Ovation.)
Quand la Commission interaméricaine de paix… À propos, c’est une sinistre plaisanterie : une Commission interaméricaine de paix formée par les représentants des États-Unis, du Venezuela, de la Colombie et de je ne sais plus quel autre pays ! Et ce monsieur, Clulow, enfreint même des instructions de son gouvernement et vote pour la tenue de la Conférence. Dans ce cas concret, il manquait une voix aux impérialistes, et ils ont acheté un fantoche. De son côté, le Pérou – rien moins que le Pérou, où des millions d’Indiens meurent de faim, sont exploités, dont la misère et la faim sont inénarrables, où la quasi-totalité des terres arables appartient à environ trois cents familles d’exploiteurs impitoyables ! – donc le Pérou demande la création d’une commission d’enquête, et voilà les États-Unis membres de cette commission… Autrement dit, le représentant d’un gouvernement qui nous attaque et nous harcèle depuis trois ans, qui envoie des armes, qui organise des mercenaires, qui incendie nos plantations de canne à sucre, qui envoie des explosifs, qui finalement nous envahit et qui prépare de nouvelles invasions ! Donc, la Commission de paix est formée, entre autres, des représentants des États-Unis, du Venezuela, de la Colombie, plus un monsieur qui s’est vendu…
Et alors, ces gens-là ont le culot de nous demander la permission de venir enquêter ici. Qu’est-ce que le gouvernement cubain leur a répondu ? Eh, bien, que s’ils voulaient venir à Cuba, ils devaient le faire en formation de combat ! (Applaudissements prolongés.) Ici, tout ce qui sent l’interventionnisme, l’ingérence, les visées de ce genre, nous le recevrons à coups de canon ! Que ça soit clair !
Nous avons de quoi défendre notre souveraineté. Nous avons pour ça des armes, et nous avons surtout le plus important : tout un peuple ! La souveraineté de Cuba, le principe de la non-ingérence, nous les défendons ici-même, tout d’abord, et nous-mêmes.
Mais je vous disais que Cuba ne livre pas cette bataille uniquement pour elle, elle la livre pour toute l’Amérique latine, parce que les autres peuples latino-américain, ou du moins beaucoup d’entre eux sont désarmés, sans défense, face à l’ingérence et à l’interventionnisme.
Comment va-t-on concéder au maître millionnaire, aux impérialistes millionnaires, aux exploiteurs de l’Amérique latine et du monde, le droit de s’ingérer dans les affaires des peuples latino-américains ? C’est absurde. Donc, ce qui nous inquiète avant tout, c’est le sort des autres peuples latino-américains. Qu’est-ce que les impérialistes vont chercher à cette Conférence ? Le droit d’intervenir dans les affaires de n’importe quel peuple latino-américain. Partout où le peuple commence à se révolter, à ne plus être d’accord avec l’exploitation impérialiste, ils veulent avoir le droit d’intervenir, y compris avec leurs forces armées.
Bien entendu, les impérialistes ne se gênent pas pour intervenir ; normalement, ils ne demandent la permission à personne. Ils ne l’ont pas fait quand ils ont situé leurs bâtiments de guerre face à Saint-Domingue en une attitude menaçante pour maintenir le régime de Trujillo en place, ou quand ils ont déclaré que si Balaguer leur demandait de l’aide, ils débarqueraient. Et qui c’est, Balaguer, pour demander de l’aide ? Balaguer ne représente personne, il ne représente que lui-même, et le défunt Trujillo. Et Trujillo n’a jamais représenté que l’impérialisme des États-Unis !
Et ces messieurs du département d’État affirment tout bonnement – parce que ce n’est pas le culot qu’il leur manque – que si Balaguer demandait leur intervention, ils interviendraient. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que n’importe lequel de ces fantoches, que n’importe quel corrompu, que n’importe quel insolent peut servir de prétexte à une intervention des impérialistes ! De toute façon, quand ils ont adopté cette décision, ils n’ont consulté personne à Punta del Este ; quand ils ont organisé leur invasion de Cuba en avril dernier, ils n’ont pas réuni les ministres des Affaires étrangères pour leur demander la permission. Mais, comme on dit vulgairement, ils se sont cassés le nez à Playa Girón, ils y ont pris une sacrée claque ! Alors, comme ils ont vu que ce n’était pas si facile que ça d’intervenir à Cuba, ils ont décidé de demander la permission, de rameuter les autres contre nous ! Mais depuis quand demandent-ils la permission ? Qui la leur a donnée, aux impérialistes, pour intervenir au Vietnam du Sud ? Et pourtant ils y sont, les impérialistes, et le peuple se bat héroïquement contre le gouvernement fantoche, contre l’exploitation impérialiste… ils y sont, avec des milliers d’officiers, des avions, des hélicoptères, ils ont même envoyé leur fameuse VIIe Flotte qui patrouille, sans que personne ne lui ait donné la permission, entre la Chine continentale et Formose. Personne ne leur a donné la permission à aucune conférence, et pourtant ils y sont !
Alors, pourquoi demandent-ils la permission maintenant ? Eh bien, parce qu’ils veulent faire bien les choses, sauver les apparences. Mais c’est de l’hypocrisie, purement et simplement. Ce qu’ils veulent, c’est que ces misérables fantoches, ces crétins d’Amérique centrale, du Venezuela, du Pérou, de Colombie deviennent des complices de leurs méfaits et de leurs plans interventionnistes !
Voilà de quoi il s’agit. Ils sont intervenus partout sans demander la permission, mais ils veulent maintenant que ces gouvernements soient leurs complices pour le faire. Et pas seulement à Cuba ! Ils veulent créer un précédent : que les gouvernements latino-américains eux-mêmes leur permettent d’intervenir dans n’importe quel pays où il y aurait une révolution. Ce qu’ils feront de toute façon sans autorisation. Ils menacent donc sérieusement les peuples : vous devez vous résigner à l’exploitation impérialiste, vous ne devez pas vous en lasser, et si vous décidez d’y mettre fin, eh bien, nous interviendrons ! La position que Cuba a donc maintenue est la suivante : l’Amérique latine est sous la menace d’une invasion impérialiste ! Pourquoi Cuba dit-elle ça ? Parce qu’une grande inquiétude règne en Amérique latine, parce que les peuples se réveillent, parce que les peuples se lassent de l’exploitation. Et ce sont justement les gouvernements des pays où les conditions de misère et d’exploitation sont les pires, ceux qui sont vendus à l’impérialisme, ceux qui n’ont pas la moindre idée de la dignité nationale, qui font chorus, tels des pharisiens, avec les impérialistes à Punta del Este et appuient leurs plans contre Cuba ! Les peuples s’agitent de plus en plus, la conscience révolutionnaire augmente. Et comme il est impossible que les peuples se résignent à vivre dans la misère où les plonge l’impérialisme, se résignent à cette situation-là, ils se soulèveront tôt ou tard, et les impérialistes devront intervenir dans n’importe quelle nation latino-américaine dont le peuple se lasse de l’exploitation.
Voilà la position que nous avons soutenue à la Conférence de l’Organisation internationale des journalistes : il faut dénoncer que la politique agressive des États-Unis est en train de conduire à une situation où les nations latino-américaines seront forcément attaquées directement par eux, parce qu’ils ont dénicheront toujours un Balaguer. En effet, ils ont déclaré qu’ils interviendraient à la demande de Balaguer. Donc, quand un Lleras Camargo, un Betancourt, un Prado, ou n’importe lequel de ces misérables demandera leur aide quand ses propres soldats ne lui suffiront plus à maintenir l’oppression, eh bien, les impérialistes lui prêteront main forte !
Journaliste.- Ou un Carlos Lacerda.
Fidel Castro.- Euh, ce type-là… je ne crois pas… en tout cas, après la dernière crise au Brésil, il y a laissé des plumes ! Lacerda est un misérable, un type répugnant, ça ne vaut pas la peine d’en parler. Un chef de bandes fascistes !
Parce que les impérialistes font ça aussi en Amérique latine : organiser des bandes fascistes dans presque tous les pays. Des bandes fascistes organisées par l’ambassade étasunienne ont attaqué le siège de l’Organisation des étudiants brésiliens, qui est très combative, et celui d’autres organisations. En Uruguay, aussi, il y a des bandes fascistes. Les ambassades étasuniennes font entrer des armes, organisent des groupes de délinquants fascistes pour semer la terreur contre les organisations progressistes, contre les organisations de masse.
Bien entendu, c’est une politique vouée à l’échec, parce qu’elle n’effraie plus personne, loin de là. Ici aussi, l’ambassade avait ses bandes. Aujourd’hui même, nous rappelons l’anniversaire de l’assassinat de Jesús Menéndez, victime des actions de l’impérialisme… même si, dans le cas de ce crime répugnant, il ne s’agissait pas d’une bande fasciste, mais de la « bande jaune » de l’impérialisme ici. En tout cas, d’autres dirigeants ouvriers comme lui ont été assassinés par des bandes.
Avant, les impérialistes yankees camouflaient plus ou moins les choses – ils organisaient avant, comme ici, le Service de renseignement militaire (SIM), le Bureau des activités anticommunistes (BRAC), des organes de répression, et tout ça – mais maintenant, ils se sont mis à constituer des bandes armées, ils ont rendu officiel le gangstérisme dans une série de pays latino-américains afin de persécuter les organisations progressistes.
Revenons à nos moutons. Je disais que les impérialistes ont déclaré sans ambages qu’ils sont prêts à dépêcher leur infanterie de marine partout où un fantoche ou n’importe qui d’autre le leur demanderait pour réprimer le peuple. Qu’est-ce qu’il s’est passé à Saint-Domingue ? Le peuple s’est soulevé contre le « trujillisme », contre son successeur, Balaguer, et les impérialistes ont posté leurs bâtiments de guerre en face pour intimider le peuple. Le simple fait de poster les navires de guerre juste face à Saint-Domingue est une menace pour forcer le cours des évènements ; qui plus est, ils déclarent qu’ils débarqueront si Balaguer le leur demande ! En Amérique latine, dans n’importe quel pays, vous aurez toujours un Balaguer pour appeler l’infanterie de marine à la rescousse !
Les pas que font les impérialistes sont donc graves, ce qui explique l’importance de la bataille de Punta del Este, autrement dit la défense du droit des peuples à l’autodétermination, ce que représente Cuba. Un droit que défendent aussi des gouvernements importants d’Amérique latine : le Mexique, le Brésil, le Chili, l’Équateur, la Bolivie, l’Uruguay. Au moins six ou sept pays défendent ce droit à l’autodétermination, parce que c’est pour eux un devoir, parce qu’ils ont le sens de la dignité nationale, de la souveraineté nationale, et qu’ils sont conscients de la gravité d’une conférence de ce genre au cas où les impérialistes parviendraient à faire accepter leur droit de s’immiscer dans les affaires intérieures des peuples latino-américains. Oui, c’est bel et bien le droit à la souveraineté des peuples latino-américains qui est en jeu !
Ce n’est pas aussi grave pour nous, qui avons de quoi défendre notre souveraineté, que pour tous les peuples frères d’Amérique latine qui sont exposés à l’avenir… Ici, non plus, il semblait qu’il n’y aurait jamais de révolution, et il y en a eu une ! Qui peut prédire que le régime économico-social sera éternel chez d’autres peuples qui vivent dans la misère ? Personne. L’histoire prouve qu’aucun système économico-social fondé sur l’exploitation n’a pu durer. L’humanité a connu différentes formations économico-sociales qui ont été dépassées dans le cours de l’Histoire, comme le sera l’état actuel de misère, de faim et d’exploitation des peuples latino-américains.
Il y a donc deux choses : d’une part, une Amérique latine qui se soulève ; de l’autre, un impérialisme agressif contre les peuples latino-américains qui veut créer à Punta del Este un précédent : un peuple n’a pas le droit de faire sa révolution ! Voilà l’importance de Punta del Este et de la bataille que Cuba va y livrer : pour elle et pour tous les autres peuples latino-américains, et même ceux dont les gouvernements trahissent l’Amérique latine, comme le Venezuela, le Pérou, la Colombie, l’Amérique centrale, tous ces peuples exploités dont les gouvernements ont secondé les plans interventionnistes et renoncé à leur souveraineté.
Peu nous importe Betancourt, ou Lleras Camargo, ou Prado. Ce qui préoccupe, c’est que, le jour où les peuples se décideront à jeter ces misérables par-dessus bord, ils soient victimes de l’agression des impérialistes ! Voilà pourquoi nous défendrons à Punta del Este le droit des peuples latino-américains.
Ce n’est pas tout. Les impérialistes, les agences de presse ont beaucoup spéculé ces derniers temps : que nous allions relaxer les mercenaires pour faire un coup de théâtre. Quelle blague ! Le coup de théâtre, nous l’avons déjà fait en capturant tous les mercenaires ! (Applaudissements.)
Que personne donc ne se fasse d’illusions : ce sont des « songes d’une nuit d’été » ! Punta del Este ne nous fait ni chaud ni froid, et nous n’avons pas la moindre intention d’entrer dans les bonnes grâces des Étasuniens ! Les mercenaires resteront ici tant que les impérialistes n’auront pas payé l’indemnisation qu’ils nous doivent pour les dommages qu’ils nous ont causés et qui s’élèvera chaque année.
Que les agences de presse ne se fassent donc aucune illusion et ne spéculent pas à ce sujet. Ici, personne n’a eu cette idée. Mais elles spéculent aussi sur un autre point : pourquoi c’est Dorticós qui y va, et pas l’autre… Elles spéculent sur la position de Cuba. Eh bien, notre position est absolument claire et ferme : elle sera représentée à Punta del Este, et bien représentée, par le président de la République, par notre ministre des Relations extérieures, le compañero Roa, par le compañero Carlos Rafael [Rodríguez] et par tous les autres membres de notre délégation. Une excellente représentation, donc, qui défendra résolument le droit des peuples à l’autodétermination. Et qui, par ailleurs, accusera les impérialistes, dénoncera leur politique d’ingérence et d’intervention à Cuba, à Saint-Domingue et dans les autres peuples latino-américains.
À ce monsieur Dean Rusk, notre délégation, conduite par le président Dorticós, va lui dire ses quatre vérités, comme sans doute jamais personne avant en sa vie ! Des vérités claires, nettes, tranchées. Là, de tout près… Et ce monsieur va devoir expliquer cette histoire de Playa Girón, en vertu de quelle théorie, en vertu de quel droit les impérialistes nous ont envahis !
L’autre jour, l’UPI… non, l’AP, une de leurs agences de presse, a affirmé que nous n’avions pas encore présenté les preuves que nous avions dit que nous présenterions au sujet de la participation des États-Unis. Or, un principe de droit signale qu’en cas d’aveux, il n’y a plus besoin de preuves. En ce cas, Dean Rusk devra traiter Kennedy de menteur, parce que le président en personne a admis sa responsabilité dans l’invasion de Playa Girón, et traiter aussi Allen Dulles de menteur, et aussi Idígoras… Parce qu’Idígoras a reconnu lui aussi dans un discours transmis par l’UPI, par l’AP, que les mercenaires s’étaient entraînés dans son pays. On verra bien ce que ces messieurs diront à Punta del Este ! Comment ils vont expliquer ça devant les peuples et devant la Conférence des ministres des Affaires étrangères ? M’est avis qu’ils vont faire en sorte qu’on ne sache rien de ce qui s’y dira, à cause des vérités claires, irréfutables qu’on y dira.
Mais, à Punta del Este, ils vont devoir faire face à Cuba. Cuba ne va pas à Punta del Este pour crier grâce, absolument pas ! Cuba va accuser les impérialistes, elle ne va crier grâce devant personne ! La grâce, nous ne la sommes accordés à nous-mêmes, le peuple cubain se l’est accordé par sa décision, par sa volonté, par son courage, en bénéficiant de la solidarité de tous les peuples du monde, de la solidarité de tous les gens de conscience, de tous ceux qui ont une pensée digne en Amérique, en Afrique, en Asie, de la solidarité du monde socialiste. Oui, la grâce, nous ne nous la sommes accordés avec la solidarité des peuples et par notre propre décision de lutter. Nous n’allons pas à Punta del Este nous faire pardonner par les impérialistes !
Car on dirait qu’ils se sont faits des illusions. Ils nous croient inquiets. Eh bien, nous allons accuser les impérialistes et y demander des sanctions contre les États-Unis, le Guatemala, le Nicaragua… Non, pas eux, mais leurs gouvernements. Nous allons leur demander d’expliquer leurs faits et gestes, pour voir un peu comment ils justifient leurs interventions avant Playa Girón et après Playa Girón.
La délégation cubaine va dénoncer l’exploitation dans toute sa crudité, l’intervention et l’oppression que les monopoles des États-Unis font peser sur l’Amérique latine.
Voilà la position de Cuba. Elle va dénoncer les impérialistes, avec toute la force morale qui lui donnent sa raison, sa vérité, car elle sait en plus qu’elle représente et qu’elle défend un grand droit pour le sous-continent, un droit des peuples latino-américains, et qu’elle peut compter sur l’appui des hommes et des femmes dignes d’Amérique latine.
Voilà la position de Cuba : dire aux fantoches leurs quatre vérités, dire au représentant de l’impérialisme ses quatre vérités, dénoncer ses crimes, ses méfaits, ses guet-apens, ses chantages, et même le chantage qu’il exerce maintenant sur les peuples latino-américains. Car l’aide qu’ils ont offerte à certains gouvernement a été au prix du discrédit de ceux-ci ; il y a même des cas où ce discrédit ne s’est accompagné d’aucune aide ! Quant aux autres, ceux qui maintiennent fermement leur position, ils tentent de les faire chanter cyniquement, impudemment. Même leurs journaux le disent !
Et Cuba va dénoncer tout ça, carrément, clairement. Alors, s’ils ne veulent pas écouter ces vérités, eh bien ! qu’ils annulent la Conférence et qu’ils prennent leurs cliques et leurs claques. Mais s’ils convoquent la Conférence, s’ils montent le spectacle de Punta del Este, alors, qu’ils s’apprêtent à écouter les vérités de Cuba ! Ça sera comme à Playa Girón. Cuba va y dénoncer l’impérialisme à la face du monde. De toute façon, quels que soient les résultats de Punta del Este, c’est nous, et vous le savez bien, qui défendons notre souveraineté. En tout cas, les impérialistes ont mis leurs alliés, leurs fantoches, dans une situation très difficile, parce que plus ils y agiront en traître, et plus leur discrédit intérieur augmentera. Ils ont donc convoqué une conférence vouée à l’échec, quelles que soient leurs pression et quelle que soit la déclaration qui y sera adoptée. Il suffit de voir la réaction des peuples, il suffit de voir cette conférence qui s’ouvrira demain ici avec des représentants de tous les peuples latino-américains, avec le meilleur des intellectuels et des hommes politiques latino-américains, et puis cette autre réunion à Montevideo…
En Uruguay, les jeunesses vont se diriger vers Punta del Este, il est prévu qu’une grande foule accueille notre président, et à Montevideo, il y aura cette Conférence des peuples. Vous voyez donc avec quel enthousiasme, avec quelle ferveur, avec quelle décision agissent les organisations progressistes, démocratiques, révolutionnaires du sous-continent! Nous sommes défendus en effet par un large front d’organisations politiques, révolutionnaires, démocratiques, progressistes, de masse en Amérique latine. Un front large, très large !
S’il y a quelque chose de solide dans cette défense de Cuba, c’est bien ce front élargi. Et les impérialistes sont bien forcés de le reconnaître. Hier, j’ai lu sur une dépêche de l’AP qu’il y avait une grande agitation dans toute l’Amérique, qu’une grande foule allait accueillir le président Dorticós. Je ne suis pas arrivé à remettre la main dessus, aujourd’hui, mais j’en ai lu une autre qui ne manque pas de piquant ! Elle vient de l’UPI :
« La propagande communiste et castriste, dont les canons de gros calibre – qualifier ainsi les vues idéologique des sympathisants de la Révolution ! – sont braqués sur la Conférence des ministres des Affaires étrangères de Punta del Este, a organisé une conférence parallèle afin de détourner l’attention de l’opinion publique. Elle s’ouvrira mardi par un grand meeting public que programment toutes les gauches et continuera sous forme de commission les 24 et 25. Y assisteront des membres éminents de la gauche d’Argentine, du Brésil et d’Uruguay, qui y discuteront et défendront le principe de la non-ingérence et de l’autodétermination des peuples. Les organisateurs de la conférence parallèle, ou de Montevideo, comme on l’appelle, affirment qu’elle symbolisera la solidarité latino-américaine avec ces principes et le rejet de toute tentative d’y porter atteinte. La forte délégation argentine comptera cinquante-quatre membres, dont Juan A. Bortagaray, Fermín Meléndez et A. Pértoga ; assisteront aussi Francisco Juliao, député et dirigeant du Nordeste brésilien ; les Chiliens Salomón Corvalán et Humberto Marconi ; l’écrivain guatémaltèque Miguel Angel Asturias et le Péruvien Ezequiel Ramírez Novoa.»
Ils doivent reconnaître l’ampleur du mouvement intellectuel et de masse qui défend la Révolution cubaine !
« La réunion s’ouvrira sur un meeting public de rejet de la Conférence des ministres des Affaires étrangères et se poursuivra au Grand Amphi de l’université. »
Voilà une autre dépêche de l’AP, daté du 20, de Montevideo :
« La délégation de La Havane à la Conférence interaméricaine a atterri ce soir à l’aéroport de Montevideo au milieu de slogans : "Cuba oui, Yankees, non !" et s’est dirigée ensuite vers Punta del Este. Une foule d’environ deux mille personnes, pour la plupart des jeunes de gauche de l’Université de Montevideo » – Mince alors ! Deux mille ! Quand j’étais à l’Université, ici, on n’était pas plus de trente, et ça chauffait ! Imaginez un peu avec deux mille ! – l’attendait, criant des slogans contre les Yankees, brandissant des petits drapeaux de Cuba et du 26-Juillet. Un peu avant, la police uruguayenne avait persuadé un groupe de manifestants opposés d’aller ailleurs, pour éviter des incidents. Ce groupe comptait une centaine de personnes. »
Autrement dit, ils devaient être une trentaine ou une quinzaine. On connaît la façon de compter de l’AP ! Voilà donc ce que raconte l’AP. Et combien de gens sont allés accueillir Dean Rusk ? Personne ! Même pas cette centaine-là ! Les fonctionnaires yankees doivent voyager incognito en Amérique latine ! Quand Stevenson y a fait une tournée, on ne pouvait même pas dire l’heure, pour éviter des meetings, non de soutien, mais de rejet. Quand Kennedy est allé au Venezuela et en Colombie, les rues étaient vides, mais pleines de soldats. Les Vénézuéliens ont même fait une blague à ce sujet. Kennedy s’étonne : « Ils ont une drôle de manière de s’habiller, les Vénézuéliens ! Tout le monde ici porte l’uniforme, un casque et un fusil ! » (Rires et applaudissements.) Il n’a pas vu un seul citoyen là-bas. Le seul à être habillé comme lui, c’était Betancourt ! (Rires.)
Alors, c’est ça, la démocratie représentative ! Quelle démocratie bizarre, avec ses soldats, ses baïonnettes, ses balles contre les étudiants, ses balles contre les ouvriers, ses balles et ses matraquages contre les paysans, ses bandes fascistes ! Quelle différence entre cette démocratie représentative-là et la démocratie prolétarienne de Cuba ! Alors qu’à Caracas, les dépêches vous informent : « rassemblements d’étudiants, protestations d’étudiants, tirs de la force publique contre les étudiants », ici, vous écoutez : « Les étudiants arrivent à Baracoa, arrivent à Sagua de Tánamo, arrivent dans l’Escambray, arrivent dans la Sierra Maestra pour alphabétiser. »
Ces messieurs qui vont aller combattre Cuba à Punta del Este, ce monsieur Rusk, ne sont même pas capables de mobiliser une centaine de personnes pour les accueillir. Ces gouvernements fantoches ne réunissent même pas cinq cents personnes dans un meeting. Alors que la Révolution cubaine, elle, peut réunir en un seul meeting autant de gens que les gouvernements des treize pays qui ont voté contre nous ! Tous les gens qu’ils sont capables de réunir ensemble dans leurs pays pour appuyer leur politique n’arrivent même pas à la quantité de gens d’une seule réunion populaire à Cuba. C’est là l’énorme différence entre la démocratie représentative et la démocratie prolétarienne, autrement dit le gouvernement qui représente vraiment le peuple, les masses, le système de gouvernement, le système social où les masses participent directement à tous les problèmes, les fonctions qu’accomplissent les masses ouvrières organisées, les jeunes, les femmes, tous les organismes. Dans notre pays, bien des fonctions de l’État ont été transférées aux organisations de masse. La Centrale des travailleurs se charge de distribuer les logements ; la Fédération des femmes se charge de l’organisation des bourses ; et elles ont toujours plus de tâches et de fonctions. Et puis, aussi, les masses constituent le pouvoir et elles défendent le pouvoir ; dans ce cas, c’est la milice, c’est l’armée, ce sont les masses armées.
Bien entendu, tout ça n’a rien à voir avec ce qui se passe dans ces pays-là et avec ces gouvernements qui veulent condamner Cuba à Punta del Este. La chaleur du peuple, vous ne l’y trouverez pas. Là-bas, c’est la banquise, le froid du peuple, où que vous alliez ! Les peuples sont contre eux ! C’est pour ça qu’ils ont si peur de l’exemple de Cuba. Que pouvons-nous y faire ? C’est bien malheureux pour les impérialistes, mais ce n’est pas notre faute ! Alors, qu’ils se résignent, ou alors ça sera pire pour eux…
En fait, qu’est-ce qu’ils ont gagné avec toute cette guerre contre Cuba ? S’attirer toujours plus de haine. Car les peuples font de plus en plus attention à ce qu’il se passe à Cuba, lui prêtent toujours plus d’importance ! Ils se disent : « Quelle lutte titanesque d’un petit peuple latino-américain, d’un peuple frère, qui refuse de plier devant les puissants impérialistes, avec leurs armées et leurs forces armées, leurs dizaines de milliards qui servent à corrompre, à acheter, à faire du chantage ! » Des milliards de dollars soustraits bien entendu de la sueur des peuples exploités. Oui, les peuples latino-américains se disent : « Quelle épopée que cette lutte du peuple cubain ! »
Plus les impérialistes s’efforcent de détruire cette Révolution, plus ils suscitent l’intérêt et l’admiration des peuples. C’est logique. Car les peuples comparent les forces de l’impérialisme et la force de Cuba. À notre époque contemporaine, c’est la première fois que les États-Unis n’arrivent pas à détruire une révolution, n’arrivent pas à faire plier un peuple. Et, devant ce phénomène nouveau, les peuples pensent, réfléchissent, analysent, et ils sympathisent toujours plus avec la Révolution cubaine !
Et ça n’arrive que quand les peuples ont raison ! Comme dans notre cas. Les peuples comprennent les raisons de Cuba : chaque fois qu’ils voient un chômeur, un paysan sans terre, un ouvrier sans travail, un citoyen analphabète, un malade sans hôpital, et ils voient ça tout le temps, ils comprennent les raisons de Cuba. Cuba, qui manque même maintenant de main-d’œuvre, Cuba, qui a alphabétisé toute la population analphabète en un an, Cuba qui a installé des hôpitaux et des médecins dans tous les recoins, qui a apporté des maîtres à chaque enfant, qui a créé des emplois, dont l’économie se développe vertigineusement, qui compte déjà cinquante mille boursiers, ce qui est une promesse extraordinaire pour l’avenir, et qui formera en une ou deux décennies des dizaines, des centaines de milliers de techniciens.
Les peuples voient ça clairement. Ça n’a rien d’étrange. Jusque dans la vie pratique. Quand ils voient ce que les États-Unis, le puissant, font au petit peuple, eh bien, les peuples latino-américains ne peuvent donner raison aux impérialistes et ils ne le feront jamais. Sans parler des liens existant entre les Latino-Américains et nous : nous parlons la même langue, nous avons en gros la même culture, des traditions similaires, des problèmes semblables. Il existe donc de grands liens spirituels entre les peuples latino-américains, nous nous comprenons, nous nous parlons, nous communiquons parce que nous parlons la même langue. Tandis que Rusk, par exemple, il ne va rien comprendre à Punta del Este. Les autres parleront, et lui il réclamera un interprète. Quand Dorticós prendra la parole, il est probable que Rusk n’y comprenne rien et qu’il doive chercher un interprète. Nous ne nous comprenons pas, et nous ne pouvons pas nous comprendre, ni dans la langue ni dans rien ! Comment la corde va-t-elle comprendre le pendu, la chaîne l’esclave ? Et l’impérialisme, c’est justement ça : la chaîne ! Nous ne pouvons pas nous comprendre !
Nous, nous parlons une langue que les autres comprennent : les autres comprennent la langue et comprennent le message spirituel de Cuba, la lutte que Cuba livre contre le puissant Empire. Un empire qui n’a aucun lien avec nous, ni de culture, ni de sang, ni de langue, ni de rien. Nous sommes si différents qu’il n’y a pas de liens entre nous. Entre nos deux peuples, il y a des courants, et un jour il y aura des liens quand il y aura une révolution aux États-Unis.
Les gens rient quand vous leur parlez de révolution aux États-Unis. En tout cas, la décomposition même de l’impérialisme entraînera inévitablement des changements internes dans ce pays. Parce que le monde impérialiste s’effondre ! Et quand l’environnement impérialiste, autrement dit le monde extérieur changera, eh bien le monde intérieur changera aussi, et ces maîtres chanteurs, autrement dit les monopoles, la politique monopolistique, la politique mensongère, entreront en crise et tomberont dans le discrédit le plus total ! Un jour, les faits produiront des changements d’opinion aux États-Unis mêmes.
Le jour où les États-Unis changeront, des liens se noueront avec les ouvriers, grâce au nouveau régime social qui s’y installera, et aussi des liens idéologiques ; il y aura des possibilités, des conditions objectives permettant une solidarité étroite et des échanges entre les peuples latino-américains et les peuples saxons. Mais comment peut-il y en avoir entre l’exploiteur et les exploités ? Quelle communauté peut-il y avoir avec les monopoles yankees qui emportent le pétrole, le cuivre, le fer, les matières premières d’Amérique latine, qui nous vendent cher et nous achètent bon marché, qui, avec le produit d’une heure de travail là-bas, achètent ce qu’il coûte dix heures de travail à produire ici ? Quels liens peut-il y avoir entre les exploiteurs et les exploités, entre les monopoles yankees et les peuples latino-américains ? Aucun. Même pas des liens économiques, parce que les relations économiques se font entre exploiteurs et exploités.
C’est pour tout ça que la solidarité avec Cuba augmente, devient visible, est puissante, et que rien ne peut la freiner. Les impérialistes s’efforcent de le faire, mais sans y arriver. Qu’ils ne s’en prennent pas à Cuba, qu’ils s’en prennent à l’Histoire ! Car c’est un événement, un changement déterminé par l’Histoire. Le progrès de l’humanité ne s’arrête pas et ne s’arrêtera jamais !
Il fallait bien qu’un jour un peuple latino-américain se libère. Il fallait bien qu’un jour la libération des autres peuples latino-américains approche. Oui, le jour approche, ce qui explique le désespoir des impérialistes. Et, en proie au désespoir, ils ne font qu’attirer toujours plus le regard de l’Amérique latine et du monde sur Cuba. Dans ce match entre les impérialistes et nous, les spectateurs, les témoins, c’est le monde entier. Et nous avons la raison pour nous. Les impérialistes ont soulevé une polémique idéologique dans laquelle ils perdront à tous les coups, quelles que soient leurs pressions, quels que soient les accords.
Donc, Punta del Este, et notre délégation en plein combat. La représentation du meilleur des idées latino-américaines réunie à La Havane, et le meilleur des idées latino-américaines réuni aussi à Montevideo. Nous avons de quoi nous sentir vraiment satisfaits de la vague de solidarité latino-américaine avec la Révolution et avec Cuba, avec le droit de Cuba de faire sa Révolution.
Nous allons donc nous organiser et tenir la grande Assemblée générale nationale du peuple, la seconde, qui doit être et qui sera encore plus grande que la première. Nous devons faire des efforts à notre tour. Ce jour-là, nous lancerons notre message à l’Amérique, notre message au monde, notre réponse aux impérialistes, notre réponse à la Déclaration de Punta del Este. Tout le monde doit aller adopter la Deuxième Déclaration de La Havane, qui sera un message aux peuples, une réponse aux impérialistes. Nous devons nous fixer comme but qu’elle soit entre plus grande que l’autre Assemblée générale, qui était déjà gigantesque, afin que les impérialistes voient ce que c’est qu’un peuple révolutionnaire, un peuple démocratique, un peuple décidé, un peuple qui représente un sentiment de dignité, qui représente un droit, et qui a aussi un drapeau. Car notre peuple, aujourd’hui, est le drapeau de tout le sous-continent, le drapeau de tous les peuples latino-américains, le drapeau des gens honnêtes, des rebelles, des hommes dignes, des hommes qui souffrent ! Le drapeau des énormes masses de paysans sans terre, des ouvriers qui touchent un salaire de misère, des citoyens au chômage ! Notre peuple est donc aujourd’hui le drapeau que déploient tous ceux qui veulent le meilleur pour leur patrie.
Mais il est aussi le drapeau qui suscite la haine des exploiteurs, des réactionnaires, des sbires, des assassins, des voleurs, de tout ce qu’il y a de plus immoral sur ce continent. Il y a donc deux pôles, deux camps bien tranchés : aux côtés de Cuba, tout ce qu’il y a de noble, de digne, de clair ; contre Cuba, tout ce qu’il y a d’immoral, d’égoïste, de corrompu, de traître, d’exploiteur en Amérique latine !
Voilà où nous en sommes, et, vrai, nous sommes très satisfaits du cours des événements. Nous ne sommes pas tristes, tant s’en faut, et nous allons faire une assemblée gigantesque, envoyer un message aux peuples et une réponse aux impérialistes. Cuba enverra son second message aux peuples, et ce message aura sûrement des échos, il sera sûrement lu dans tous les coins du monde. Est-ce que c’est nous, les coupables ? Non, ce sont les impérialistes qui ont organisé les agressions, préparé le théâtre. Eh bien, Cuba profite de ce théâtre, y parlera, y dira ses quatre vérités, y parlera au monde ! Et nous gagnerons cette bataille contre les impérialistes des points de vue moral et idéologique. Et eux, qu’est-ce qu’ils vont gagner ? Discréditer un peu plus un certain nombre de gouvernements qui font chorus ; se brouiller avec d’autres gouvernements qui ne sont pas disposés à passer sous leurs fourches caudines, à accepter leur chantage. Est-ce qu’ils vont nous détruire pour autant ? Non, ils ne peuvent pas nous détruire ! Nous sommes toujours mieux préparés et mieux armés, et, en plus, en état d’alerte ! Ici, tant que la Conférence durera, nous serons en état d’alerte, et prêts à vaincre, comme dirait le compañero Llanusa ! (Applaudissements prolongés.)
Voilà donc la situation. Et nous allons devoir informer dans tous les journaux de la Révolution tout ce qui se passera à Punta del Este, pour que le peuple soit au courant. Il ne faut pas le bercer d’illusion, parce que les pressions de l’impérialisme sont énormes, qu’il exerce un chantage éhonté. De toute façon, nous n’accepterons pas de sanctions, ni de condamnation du régime révolutionnaire de Cuba. Et des déclarations de condamnation, pas plus ! Je le dis d’ores et déjà. Comment osent-ils condamner la Révolution cubaine, l’événement le plus juste, le fait historique inévitable de notre époque ? L’événement qui représente en plus la justice des peuples, la revendication des peuples, l’espérance des peuples ? Non seulement nous n’acceptons pas leurs sanctions, mais même rien qui paraisse un iota de condamnation de la Révolution cubaine ! Voilà notre position. Donc, quelle que soit la déclaration de Punta del Este, nous émettrons, nous, notre Déclaration du peuple de Cuba. C’est elle qui restera dans l’Histoire. L’autre ira rejoindre les vieux documents dans les archives des événements anodins, des efforts inutiles des exploiteurs pour empêcher la disparition de leur monde d’exploitation. La Seconde Déclaration de La Havane, tout comme la Première, ne sera pas enfouie dans les archives : dans les années suivantes, dans les siècles prochains, elle apparaîtra dans les livres d’histoire d’Amérique ! Personne ne saura ce qu’était la déclaration de Punta del Este, personne même n’en entendra plus parler. Pareils que les noms : qui mentionnera Idígoras dans vingt ans ? Même pas comme symbole de dépravation, parce qu’ils sont si nombreux qu’il ne distinguera même pas…
Voilà. Je tiens à faire une intervention brève. Mais si vous avez une ou deux questions à poser…
Modérateur.- Le Compañero Ithiel.
Fidel Castro.- Je voulais essentiellement parler de l’Assemblée générale et de son renvoi…
Ithiel León.- Comandante, dans les dépêches d’aujourd’hui, il y a un détail…
Fidel Castro.- Celles d’aujourd’hui, je n’ai pas encore eu le temps de les lire.
Ithiel León.- Selon les correspondants à Punta del Este, le délégué étasunien, Dean Rusk, a passé sa journée à courir d’une chambre à l’autre dans l’hôtel San Rafael où sont logées les délégations pour avancer un seul argument : soit les gouvernements secondent les demandes étasuniennes, soit la fameuse Alliance pour le progrès est en danger. Que pensez-vous de cette attitude du gouvernement étasunien ?
Fidel Castro.- Du gouvernement étasunien, il faut s’attendre à tout. C’est la même politique qu’il continue de suivre. Quand Kennedy a-t-il commencé à parler de l’Alliance pour le progrès ? Après Playa Girón ! Pour tenter d’économise quelques sous. Les États-Unis ont un problème économique sérieux, un gros problème de devises, une crise économique s’approche, compte tenu de la concurrence et des contradictions toujours plus fortes avec leurs alliés occidentaux, avec l’industrie japonaise, allemande, française, belge, anglaise… Une terrible concurrence. Où vont-ils placer leurs produits ? Les remèdes qu’ils ont trouvés jusqu’ici, autrement dit militariser l’économie, convertir l’État en une société d’assurance des actionnaires des monopoles, taxer l’ouvrier pour pouvoir garantir les revenus des millionnaires, des patrons des monopoles, imposer à l’ouvrier un impôt de un, deux ou trois dollars quand il n’en gagne que six ou sept, pour pouvoir payer un paysan afin qu’il ne cultive que la moitié de son latifundio, car ils ont un grave problème de surproduction et se retrouvent sans marché, ces remèdes, donc, ne servent plus. Ce qui explique les conflits des impérialistes yankees avec les impérialistes anglais et belges au Congo, qu’ils veulent expulser de là ; ils veulent aussi expulser les Français du nord de l’Afrique ; ou alors en Indonésie, car ils ne savent pas quoi faire face à la juste revendication de l’Indonésie sur l’Irian ; ils hésitent, parce qu’une part, les impérialistes hollandais sont leurs alliés, mais ils veulent aussi les éliminer du marché. Donc, des problèmes économiques et d’autres très sérieux.
Ils veulent économiser les dollars, parce qu’ils en dépensent un certain nombre pour tenter de régler la question de Cuba.
Quand Kennedy a-t-il donc parlé d’Alliance pour le progrès ? Quand a-t-il commencé objectivement en termes d’aide ? Il a attendu après Playa Girón. Si leur invasion n’avait pas été un fiasco, ils auraient pu économiser ces dollars. Mais elle a raté, et alors ils ont pris aussitôt l’offensive en organisant la conférence économique. Il en est sorti quoi, de cette conférence économique ? D’abord, ils ont dû céder sur certains points, ils ont dû commencer à parler de réforme agraire. Les impérialistes parlant de réforme agraire ! Oui, mais que s’est-il passé ? Que toute l’oligarchie foncière d’Amérique latine a crié comme un putois ! En effet, que est le plus solide soutien des impérialistes en Amérique latine : l’oligarchie foncière, l’oligarchie féodale, les propriétaires de terre, les latifundiaires, qui contrôlent les États et disposent des forces armées pour défendre leurs intérêts oligarchiques. Donc, quand les impérialistes se sont mis à parler de réforme agraire, ils se sont fourrés dans un guêpier. Alors, un réactionnaire chilien, un type intelligent, mais un latifundiaire, s’est écrié : Les Américains parlent de distribuer les terres. Pourquoi ne parlent-ils pas de distribuer les mines de cuivre ? C’est un peu facile de régler les problèmes à nos dépens à nous, les latifundiaires ! Pourquoi ne les règlent-ils pas à leurs dépens, en distribuant le pétrole, les mines, les sociétés et les affaires des monopoles étasuniens ? Ainsi donc, Kennedy, un type « progressiste », comme vous le savez, un type « très cultivé », parle d’une « Alliance pour le progrès », mais après Playa Girón… Sous cette peau d’agneau, on voit le loup de loin ! (Rires et applaudissements.) Le truc est vraiment grossier…
Ils se pointent avec leur Alliance pour le progrès. Ils parlent de vingt milliards de dollars d’aide. Oui, mais où est-il, cet argent ? Et après, ils disent : le gouvernement étasunien va en donner une partie, et le reste viendra d’investisseurs privés. Voyez un peu ce qu’ils offrent aux peuples latino-américains ? Renforcer l’investissement privé ! Autrement dit, encore plus d’investissements des monopoles ! Et depuis quand n’y a-t-il pas d’investissements monopolistiques en Amérique latine ? Les monopoles sont justement entrés en Amérique latine parce qu’ils devaient payer moins, parce que la matière première y était meilleur marché, pour pouvoir faire de plus gros bénéfices, et parce que ces monopoles tirent de plus gros profits dans tous les pays colonisés et sous-développés qu’aux États-Unis ! Et ça, c’est bel et bien la cause de la misère, du sous-développement : ces monopoles ne développent pas l’économie d’un pays, mais seulement quelques branches, comme les mines, les matières premières, et sans même y installer des usines qui pourraient faire concurrence à celle de la métropole. La métropole, en effet, ne tient absolument pas à ce que l’argent serve à monter dans ce pays en question une usine qui pourrait lui faire concurrence. Non, ce que font les monopoles, c’est s’installer dans telle ou telle activité économique, d’où, par exemple, la monoculture, et déformer totalement l’économie des peuples.
Qu’est-ce que Kennedy offre ? Plus de monopoles, plus d’investissements privés. Mais il se dit aussi : nous devons nous déguiser en démocrates, en progressistes, et nous allons parler de réforme agraire… Oui, mais la réforme agraire des latifundiaires. Ici aussi, vous vous rappelez, ils en ont parlé ; les gros éleveurs voulaient offrir dix mille vaches pleines… Les gros éleveurs ! Tous ces latifundiaires voulaient bien céder leurs terres en friche, mais pas question de toucher à leurs meilleures terres…
Donc, cette oligarchie foncière, qui est l’alliée des impérialistes, ne veut pas entendre parler de réforme agraire. Quels autres alliés les impérialistes peuvent-ils alors aller chercher en Amérique latine ? La bourgeoisie nationale ? Les industriels ? Non, parce que les monopoles, les intérêts monopolistiques entrent en contradiction avec les intérêts de la bourgeoisie industrielle : ils vendent meilleur marché, ils font du dumping, ils concurrencent cette industrie nationale ; les monopolistes ne vont pas développer les industries de la bourgeoisie nationale, ils vont développer leurs propres industries !
L’impérialisme a donc l’oligarchie pour meilleur allié, mais s’il lui parle de réforme agraire, elle se fâche. Et il ne peut rien offrir à la bourgeoisie nationale, aux industriels, parce que ses monopoles leur font concurrence.
Alors, quelle « alliance » peut bien offrir cette « Alliance pour le progrès » ? Allouer sans doute une petite aide, un financement public… Oui, mais dans quelles conditions ? « Écoute, je te donne tant si tu votes comme ci ou comme ça »… Et ils mettent les gouvernements dans une drôle de situation ; cette aide les discrédite… On leur alloue quelques misérables sous, qui servent juste à payer les armées, à satisfaire les ambitions des commerçants, des importateurs, de la haute bourgeoisie, des latifundiaires, des spéculateurs, des banquiers… Cette aide n’arrive jamais au peuple, elle se perd en chemin.
Les impérialistes yankees sont donc dans une situation économique et sociale sans issue. L’impérialisme en soi n’a pas de solution dans le monde, pas d’issue historique. Il est totalement anachronique, sa seule solution est de cesser d’être impérialisme, de cesser d’exister ! Ce qui explique toutes ses manigances dans le monde, tous ses chantages, toutes ses intrigues, sa politique toujours plus discréditée dans le monde entier.
La vérité, c’est que l’impérialisme ne peut subsister, qu’il est en pleine décomposition, qu’il disparaîtra. Et ça ne tardera pas, au train où ça va ! Car le mouvement de libération des peuples s’accélère. Pas d’issue pour l’impérialisme. Et vous voyez ses factotums courir du premier étage au quatrième, et du quatrième au cinquième, d’une chambre à l’autre… comme le fait la délégation yankee, là-bas à Punta del Este ! Le chantage est consubstantiel à la politique impérialiste.
Et le peuple, lui, en pleine agitation, défile sur les routes, fait des meetings. D’ailleurs, les Yankees le reconnaissent. Sans comprendre. Pourquoi en effet Cuba reçoit-elle cet appui spontané des peuples : parce qu’il s’agit d’une cause juste. Cet appui à Cuba s’explique par la haine de l’exploitation, la haine de l’impérialisme !
Modérateur. Monsieur Ernesto Vera.
Ernesto Vera. En plus de ces manifestations de solidarité avec Cuba avant la réunion ministérielle de Punta del Este, on vient d’apprendre que Caracas et Maracaibo, les deux principales villes du Venezuela, sont pratiquement paralysés par des grèves et des manifestations de protestation contre la Conférence. Cela prouve le niveau de conscience élevé des peuples latino-américains, leur compréhension de ce que vous avez signalé voilà un moment, à savoir le grand danger qui pèse sur eux. Si les impérialistes décrochaient une majorité de fantoches et tentaient de faire voter un accord contre notre patrie, quelle serait à votre avis l’attitude des peuples ?
Fidel Castro. Ça ne ferait, tout simplement, qu’aggraver le mécontentement et la rébellion des peuples. Une invasion de Cuba ne se passerait pas non plus tranquillement. Une invasion de Cuba pourrait être l’étincelle qui enflamme la rébellion de nombreux peuples latino-américains.
Les impérialistes prévoient un accord qui représenterait une sorte d’appui moral à leurs plans futurs. Car, ici, l’important, ce sont les plans futurs des impérialistes une fois obtenu cet appui moral, cette complicité d’un certain nombre de fantoches. Voilà ce qu’ils cherchent. Mais la rébellion des peuples saute aux yeux, d’autant que toutes leurs manigances n’ont fait que les mettre à nu face aux peuples latino-américains et éveiller en eux toujours plus de solidarité envers Cuba. Vous en voyez les résultats. C’est la force de l’idée, la force de l’exemple, la force de la raison.
En effet, qu’est-ce que Cuba peut opposer au pouvoir des impérialistes, à ses énormes armées, à ses immenses ressources économiques ? La force de sa raison, la force d’une idée. Cuba est une idée, mais une idée incarnée, semée dans la Révolution cubaine, une idée, donc, que les peuples latino-américains voient comme un exemple. L’exemple de Cuba dans les conditions objectives est énorme.
Quelles répercussions pourrait bien avoir l’exemple de Cuba si les pays latino-américains étaient industrialisés, si tous les besoins de leurs peuples étaient satisfaits, s’il n’y avait pas de chômage, s’il n’y avait pas de paysans sans terre, d’ouvriers sans travail, de peuples affamées, sans hôpitaux, sans professeurs, avec des conditions de vie minimes ? Quelle importance aurait la Révolution cubaine s’il existait dans ces pays-là un régime social avancé ? Elle n’aurait pas la moindre importance.
L’importance de la Révolution cubaine, c’est celle d’une allumette à côté d’un bidon d’essence. Si ce bidon contenait de l’eau ou du lait au lieu d’essence, il ne se passerait rien. Mais, que trouve-t-on en Amérique latine ? Des paysans sans terre qui entendent dire que les paysans d’ici n’ont pas à payer de rentes, qu’ils obtiennent des crédits, qu’ils disposent d’écoles ; des millions de chômeurs qui entendent dire qu’ici il y a du travail pour tout le monde ; des millions d’analphabètes qui entendent dire qu’à Cuba tous les enfants sont scolarisés, que tout le monde sait lire et écrire ; des millions de gens désespérés, dans une situation économique chaque fois pire, qui savent que le peuple cubain forge son avenir ; des dizaines de millions d’opprimés par les forces de répression, par les forces armées, qui voient qu’à Cuba le peuple est la force armée ! Et chaque fois que quelqu’un reçoit un coup de crosse en Amérique latine, il se souvient de Cuba ; chaque fois que quelqu’un est victime d’un abus, il se souvient de Cuba ; chaque fois qu’un paysan est délogé de ses terres, il se souvient de Cuba ; chaque fois qu’un de ses enfants tombe malade et qu’il n’y a pas d’hôpital ni de médicament, ce paysan se souvient de Cuba. Oui, la misère constante fait qu’on ait toujours Cuba présente à l’esprit.
C’est pour ça, et pas pour une autre raison, que Cuba influe en Amérique latine : à cause des conditions de faim et de misère ; si elles n’existaient pas, Cuba n’inquiéterait personne. Qui peut croire qu’un pays en révolution soit une menace ? Comme le dit Miró Cardona dans une dépêche de l’AP que j’ai ici. Écoutez : « La décision des ministres des Affaires étrangères ne peut être que celle de préparer une action collective armée contre le régime communiste de Fidel Castro, a affirmé le présent du Conseil révolutionnaire cubain, José Miró Cardona. »
Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Ces types-là sombrent vraiment dans le discrédit, si tant est que le discrédit puisse se discréditer… (Rires.)
Il a ajouté : « Le sort de l’Amérique et du monde libre est aux mains des ministres. » Mazette… ! « le sort de l’Amérique et du monde libre » ! Mais il n’est pas seul, des porte-parole de l’impérialisme l’ont dit aussi.
Je me demande : ce « monde libre » est-il si faible que la présence d’un peuple révolutionnaire, qui alphabétise, qui construit des écoles, des hôpitaux, qui fait la réforme agraire, qui bâtit des maisons, qui fait justice, est un danger pour lui ? Et c’est pourtant ce que les impérialistes disent au gouvernement : si nous ne détruisons pas la Révolution cubaine, c’est un danger pour tout le continent. Et pourquoi tout un continent ne serait-il pas en revanche un danger pour nous, qui sommes tout seuls ? Pourquoi le latifundio qui règne en Amérique latine, l’exploitation et les monopoles ne seraient pas un danger pour nous ? Et en quoi le fait qu’il n’y ait plus de monopoles ni d’exploitation à Cuba peut être un danger pour tout le continent ?
Qu’est-ce que l’impérialisme avoue par là ? Eh bien, que lui et ses systèmes marchent sur le fil du rasoir, qu’ils sont vraiment en crise, puisqu’une simple révolution à Cuba est un danger pour tous ! Cuba n’a jamais dit que la présence de l’impérialisme aux États-Unis… oui, en fait, c’en est un, parce qu’ils nous agressent. Mais ce danger, nous le repoussons !
Ils avouent donc qu’une simple révolution met en danger tout leur système. Qu’elle met même en danger le sort de l’Amérique et du « monde libre ». Qu’est-ce qu’ils montrent par là ? Leur terreur du peuple ! Ils avouent que leur régime vacille, se fendille… Et pourtant, il s’agit d’une révolution dans une toute petite île ! Eh bien, nous, dans cette petite île, nous ne pensons pas que l’existence de latifundios dans d’autres pays soit un danger pour nous, ni que ça va nous contaminer ! Ils disent en effet : « C’est un épidémie. » Et comment se fait-il que l’épidémie du latifundio et du monopole ne nous contamine pas, nous ?
Ainsi donc, l’épidémie du socialisme, du marxiste, les contamine, eux ? Et comment se fait-il que l’épidémie du « libre-échange » ne nous contamine pas, nous ? Comment se fait-il que nous ne redoutions pas que l’existence des latifundios, des monopoles, de l’exploitation, de l’inculture, de l’analphabétisme dans ces pays-là nous contamine ? Eh bien, non, il y avait de tout ça, ici, et nous nous en sommes débarrassés ! Avec cette théorie ridicule du virus, de l’épidémie, ils ne font en somme qu’avouer qu’ils ne croient pas à leur régime, à leur système, qu’ils n’ont plus d’idées ! Ils avouent que ce régime est bâti sur des sables mouvants. Et quels sont donc ces sables mouvants, ces « marais de Zapata » qu’ils ont sous eux ? Tout simplement, l’exploitation, la faim, la misère, les conditions de vie misérables de tous les peuples latino-américains. Et ils s’y enlisent, dans ces sables mouvants !
Donc, nous sommes un danger. Aucun risque ! Nous sommes la première colonne de l’impérialisme à s’être écroulée, mais toutes les autres vont le faire aussi. Je n’en ai pas le moindre doute. Et ce n’est pas en détruisant la Révolution cubaine – ce qui est impossible, d’ailleurs – qu’ils vont l’empêcher, parce que les conditions qui l’ont engendrée se maintiendront. Tout comme une révolution a éclaté à Cuba, elle peut éclater dans n’importe quel pays d’Amérique latine. Et où en premier lieu ? Dans les pays où il existe des gouvernements liés pieds et poings à l’impérialisme, qui sacrifient l’honneur et la dignité nationale. Voyez comment les gouvernements qui ont une attitude nationale digne bénéficient d’une meilleure assise populaire, et comment les gouvernements qui ne l’ont pas ont les peuples contre eux, et les auront toujours plus et seront toujours plus coupés des peuples.
Betancourt est maintenant comme le fameux « coq de Morón », seul et… comment dit-on déjà ? Ah oui : déplumé et faisant cocorico. Eh bien, Betancourt est pareil ! Toutes les organisations de masse, et même son propre parti, et la Fédération paysanne l’ont abandonné, et son parti s’est divisé. Betancourt, il ne lui reste plus que les voleurs, les plus gros voleurs, ceux qui ont des prébendes et volent ; ceux du COPEI, réactionnaires jusqu’à la moelle, et les membres les plus réactionnaires des forces armées. Voilà tout ce qu’il reste à Betancourt. Rien, donc.
Qu’est-ce qui l’a conduit à cette situation ? Son obéissance aveugle à l’impérialisme, au département d’État. Les Yankees l’utilisent et la première chose qu’ils font, c’est le discréditer. En quelques mois, il se retrouve sans peuple.
Tous les gouvernements qui se sont livrés pied et poing liés aux intérêts impérialistes et qui ont sacrifié la dignité nationale se retrouvent dans la situation la plus critique, tandis que les gouvernements qui ont adopté une position nationale digne sont en meilleure position, aussi bien devant leurs peuples que devant l’opinion internationale. Indépendamment du régime social, une chose est un gouvernement qui sacrifie la dignité nationale à l’impérialisme, et une autre celui qui sait la respecter. Et les peuples sont sensibles à cette conduite.
Donc, la situation est mauvaise pour les impérialiste, et bonne pour la Révolution. Mais vous, les journalistes, vous devez décrire les choses comme elles se déroulent, sans vous faire beaucoup d’illusion sur les résultats de cette Conférence.
L’importance de Punta del Este, c’est surtout la polémique idéologique qui va s’y dérouler entre l’impérialisme et Cuba. Pour eux, la tâche n’est pas facile, loin de là. Du point de vue moral, elle sera très difficile. Ils vont devoir s’asseoir au banc des accusés. Et Cuba va les y asseoir ! Voilà la mission et la position de Cuba à Punta del Este. La vôtre, c’est d’informer le peuple, d’expliquer, de lui donner le maximum d’informations, pour qu’il soit parfaitement au courant et qu’il se prépare à la grande, à l’extraordinaire mobilisation du 4 février. Je suis sûr que le peuple se fera un point d’honneur, se fera le devoir de se mobiliser ce jour-là, pour que ce soit le plus grand meeting jamais tenu dans l’histoire de Cuba ! (Applaudissements.)