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L’Amérique latine

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Le chapitre 24 du livre "Cent Heures avec Fidel"

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Comandante, j'aimerais vous poser une question sur le sous-commandant Marcos. Janvier 2004 a marqué le dixième anniversaire de l’apparition des zapatistes à Chiapas, en coïncidence avec l’entrée en vigueur du Traité de libre-échange signé par le Mexique avec les Etats-Unis et le Canada. J’aimerais savoir ce que vous pensez de cette personnalité si particulière et qui est devenue si populaire au sein du mouvement altermondialiste. Le connaissez-vous, avez-vous lu ses textes ?

Je ne peux pas  juger Marcos. En tout cas, j'ai lu certains des textes que vous lui avez consacrés , et ce qu’on dit de lui est vraiment très intéressant, aide à comprendre sa personnalité. Et même pourquoi il s’est donné ce grade de « sous-commandant ». Avant, en Amérique latine, tout ceux qui faisaient la guerre ou étaient en campagne étaient des généraux. C’est depuis la Révolution cubaine que cette coutume de nommer les chefs des « commandants » s’est établie. C'était le grade que j'avais quand nous sommes venus à bord du Granma. Comme j'étais le chef d'une petite Armée rebelle et que nous devions nous doter d’une organisation militaire dans la Sierra Maestra, je ne pouvais pas me nommer, par exemple, « secrétaire générale de la colonne de guérilleros ». Et voilà comment je suis devenu « commandant en chef ». Commandant était le grade le plus modeste dans l’armée traditionnelle et il avait l’avantage qu'on pouvait effectivement lui accoler le « en chef ». Depuis cette époque, jamais plus aucun mouvement révolutionnaire n’a utilisé le titre de général. Pourtant, Marcos a pris celui de sous-commandant. Je n'ai jamais  très bien compris pourquoi, j'y ai vu une expression de modestie.

Oui, il affirme : « Le commandant, c'est le peuple; je suis le sous-commandant parce que je suis aux ordres du peuple. »

Il faut l’expliquer. Il est donc le sous-commandant du commandant peuple. Parfait. Mais votre livre contenant vos conversations avec lui m'a appris beaucoup de détails au sujet de ses idées, de ses conceptions, de sa lutte pour la cause indigène. Je l’ai lu avec beaucoup de respect et je me suis réjoui de pouvoir disposer d'une information de ce genre sur sa personnalité et sur la situation dans le Chiapas. Il a eu de l’audace, assurément, quand il a fait ce voyage. On peut discuter si c’était correct ou non de le faire, mais je l’ai suivi en tout cas avec beaucoup d’attention.

Vous voulez parler de la « marche pour la paix » en direction du Mexico que Marcos a faite en avril 2001  ?

Oui. J’ai tout observé avec beaucoup d’intérêt. Je constate chez Marcos de l’intégrité. C’est incontestablement quelqu’un qui est intègre, qui a des conceptions, du talent. C’est un intellectuel, qu'il soit ou ne soit pas la personne avec laquelle on l'identifiait quand on ne savait pas grand-chose de lui. Je n’ai pas assez d’informations, mais ça n’a pas d’importance : l’important, ce sont les idées, la constance, les connaissances d'un combattant révolutionnaire. Je m’explique qu’un Marcos puisse faire son apparition, ou deux ou cent, parce que j’ai conscience de la situation dans laquelle les peuples indigènes vivent depuis des siècles. Je l’ai connue en Bolivie, en Equateur, au Pérou et dans d’autres pays. Et je sens une sincère sympathie politique, humaine et révolutionnaire pour les peuples indigènes de notre continent.

Vous suivez avec intérêt le combat des peuples indigènes en Amérique latine ?

Avec beaucoup d'intérêt. J'étais très ami du peintre équatorien Guayasamin, vous le savez. J’éprouvais une grande admiration pour lui avec qui j’ai beaucoup conversé, et il m’a parlé très souvent des problèmes et des tragédies des indigènes. Et puis, il suffit de connaître l’histoire pour constater que le génocide a duré des siècles. Mais la prise de conscience est maintenant plus vive. La lutte de Marcos et des indigènes mexicains est une preuve de plus de cette combativité. C'est tout ce que je peux dire au sujet de Marcos. Nous observons avec beaucoup de respect la ligne qu'il suit, de la même manière que nous respectons la ligne de chaque organisation, de chaque parti progressiste, de chaque parti démocratique. Je n’ai jamais eu la possibilité de discuter personnellement avec Marcos, je ne le connais pas directement, je ne le connais qu’à travers les nouvelles et les références que j’ai lues à son sujet, mais je sais que beaucoup de gens, dont de nombreux intellectuels, éprouvent une grande admiration à son égard.

Il existe aussi un mouvement indigène puissant en Equateur, n’est-ce pas ?

J’admire, bien entendu, l'organisation des indigènes en Equateur, la Confédération des nationalités indigènes (CONA) et Pachakutik (Notre Terre), leur organisation sociale, leur organisation politique et leurs dirigeants, aussi bien les hommes que les femmes. J'ai aussi connu des dirigeants très courageux en Bolivie, où la combativité est formidable, et je connais le principal leader bolivien, Evo Morales, quelqu’un de marquant, quelqu’un de tout à fait saillant.

J’imagine que vous vous êtes réjoui de la victoire d'Evo Morales aux élections présidentielles boliviennes, le 18 décembre 2005.

Beaucoup. Son élection catégorique, indiscutable, a ébranlé le monde, parce que c'est la première fois qu'un indigène est élu président en Bolivie. Quelque chose d’extraordinaire. Evo possède toutes les qualités requises pour diriger son pays et son peuple à cette heure difficile qui ne ressemble à aucune autre. Située en plein cœur de l’Amérique, la Bolivie tire son nom du libertador Simón Bolívar. Son premier président a été le maréchal Antonio José de Sucre. C’est un pays riche pour ses habitants et son sous-sol, mais il est classé aujourd'hui comme la nation la plus pauvre de la région, avec ses presque neuf millions d'habitants dispersés sur un territoire foncièrement montagneux de plus d'un million de kilomètres carrés. Voilà le cadre, et c’est dans ce cadre qu’Evo Morales se projette vers l’avenir comme un espoir pour la majorité de son peuple. Il incarne la confirmation de la faillite du système politique appliqué traditionnellement dans la région et la décision des grandes masses de conquérir leur véritable indépendance. Son élection signifie que la carte politique de l’Amérique latine est en train de changer. Des vents nouveaux soufflent sur ce sous-continent. Au départ, on n'était pas très sûr de l'avantage qu'aurait Evo à ces élections du 18 décembre, et il existait une certaine préoccupation devant des risques de manipulation au Congrès. Mais le fait qu'il a remporté presque 54 p. 100 des voix dès le premier tour, ainsi que la majorité à la Chambre des députés a balayé toutes les possibilités de polémique. Ç’a été l’élection miracle, l’élection qui a ébranlé le monde, qui a ébranlé l’Empire et l’ordre insoutenable imposé par les Etats-Unis. Elle prouve que Washington ne peut plus recourir aux dictatures comme auparavant, que l'impérialisme ne dispose plus des instruments d'avant et qu'il ne peut plus les appliquer en tout cas.

Le premier pays où Evo Morales s’est rendu en visite, le 30 décembre 2005, juste après avoir été élu et avant même sa prise de possession le 22 janvier 2006, c’est Cuba. Pensez-vous que cette visite lui a créé des problèmes avec Washington ?

La visite d'amitié d’Evo, qui est pour nous un frère, président élu de Bolivie, s’inscrit dans le cadre des relations de fraternité et de solidarité profondes et historiques entre le peuple cubain et le peuple bolivien. Personne ne peut prendre la mouche pour ça. Ni pour les accords que nous avons signés . Ce sont des accords pour la vie, pour l'humanité. Ce n'est pas un crime. Même pas aux yeux des Etasuniens, je pense. Comment le gouvernement des Etats-Unis pourrait-il se sentir offensé que Cuba contribue à élever l'espérance de vie à la naissance des enfants boliviens ? La réduction de la mortalité infantile ou l’élimination de l’analphabétisme pourrait-il par hasard offenser quelqu'un ?

Croyez-vous qu’il faudra tenir compte maintenant du facteur indigène dans d’autres pays latino-américains ?

Il existe des situations sociales bien critiques dans trois pays où les indigènes sont nombreux et possèdent une grande force : le Pérou et l’Equateur, en plus de la Bolivie. Ils sont aussi nombreux au Guatemala, mais là le cours des événements a été différent de celui des autres pays. Le Mexique, bien entendu, compte aussi de nombreux indigènes. Je peux te dire tout simplement qu'on s'explique sans mal qu'il existe sur ce continent un Marcos qui se bat pour les droits des peuples indigènes, tout comme il pourrait y en avoir dix ou cent. En tout cas, je suis très impressionné par le sérieux des dirigeants indigènes que je connais. J’ai beaucoup conversé avec les Equatoriens.  Ils s’expriment avec sérieux. Ils inspirent du respect, de la confiance, ils sont très intègres. Et il faudra en tenir compte en Equateur, au Pérou et dans d’autres pays.

Vous avez dit ressentir une grande admiration pour Hugo Chávez, le président vénézuélien.

Ah ! oui, là encore vous avez un autre Indien, Hugo Chávez, un nouvel Indien qui est, comme il le dit « un mélange d'Indien et de métis ». En fait, il dit qu’il est un peu de Noir, un peu de Blanc et un peu d’Indien. Mais, tu  regardes Chávez et tu vois un fils autochtone du Venezuela, un fils de ce Venezuela qui a été un creuset de races, avec tous ses nobles traits et un talent  exceptionnel. J’écoute en général ses discours. Et il se sent fier de ses origines modestes et d’être un sang-mêlé, où l'on trouve un peu de tout, mais surtout du sang des Indiens autochtones ou des esclaves apportés d'Afrique. Il se peut qu'il ait quelques gènes de Blanc, et ce n'est pas un mal : la combinaison de ce qu'0n appelle les ethnies est bonne, elle enrichit l'humanité.

Vous avez suivi de près le cours des événements au Venezuela, en particulier les tentatives de déstabilisation contre le président Chávez ?

Oui, nous avons suivi ici les événements avec beaucoup d'attention. Chávez nous a rendu visite en 1994, neuf mois après sa sortie et quatre ans avant sa première élection à la présidence. Il a été très courageux, parce qu'on lui a beaucoup reproché d’être allé à Cuba. Il est venu et nous avons conversé. Nous avons découvert quelqu'un de cultivé, d’intelligent, de très progressiste, un vrai bolivarien. Puis, il a remporté les élections. À plusieurs reprises. Il a modifié la Constitution. Avec un soutien du peuple formidable. Ses adversaires ont tenté de liquider par des coups de force ou par des sabotages économiques. Il a su contrer tous les assauts de l’oligarchie et de l’impérialisme contre la révolution bolivarienne. Selon des calculs que nous avons faits avec le concours des cadres les plus chevronnés du système bancaire, environ trois cent milliards de dollars ont dû sortir de Venezuela durant les fameuses quarante années de la démocratie antérieure à Chávez.  Aujourd’hui, le Venezuela pourrait être plus industrialisé que la Suède, et son peuple avoir l'éducation existant dans ce pays s'il y avait vraiment existé une démocratie distributive, si ces mécanismes avaient fonctionné, s'il y avait un tant soit peu de vrai et de crédible dans toute cette démagogie et dans sa publicité colossale. Nous avons calculé que trente milliards de dollars de plus se sont envolés du Venezuela entre l’arrivée de Chávez au pouvoir et le moment où il a instauré le contrôle des changes en janvier 2003. Je l’ai dit : tous ces phénomènes rendent l’ordre existant dans notre continent insoutenable.

Le coup d’Etat à Caracas contre Chávez a eu lieu le 11 avril 2002. Avez-vous suivi ces événements ?

Quand, le 11 avril à midi, j'ai vu que la manifestation convoquée par l'opposition avait été détournée par les putschistes et s'approchait de Miraflores , j’ai tout de suite compris que des événements graves étaient sur le point d'éclater. En fait, nous étions en train de regarder cette marche sur Venezolana de Televisión qui transmettait encore. Les provocations, les coups de feu, les victimes, tout cela est arrivé presque aussitôt. Quelques minutes après, les transmissions de Venezolana de Televisión se sont interrompues. Les nouvelles ont commencé par nous arriver par bribes et par différentes voies. Nous avons appris que de hauts gradés s'étaient prononcés publiquement contre le président. On affirmait que la garnison présidentielle s'était retirée et que l'armée allait attaquer le palais de Miraflores. Des personnalités vénézuéliennes téléphonaient à leurs amis de Cuba pour faire leurs adieux, car elles étaient prêtes à résister et à mourir ; elles parlaient concrètement d'immolation. Ce soir-là j’étais en réunion dans une salle du palais des Congrès avec le Comité exécutif du Conseil des ministres. Et, depuis midi, j’avais eu auprès de moi une délégation officielle du Pays basque conduite par le Lehendakari, que nous avions invitée à un déjeuner quand personne ne s'imaginait ce qui allait se passer durant cette journée tragique. Cette délégation a été témoin des événements entre 13 heures et 17 heures, le  11 avril. Depuis très tôt dans l'après-midi, j’essayais d’avoir le président vénézuélien au téléphone. Impossible ! Finalement, c’est Chávez lui-même qui appelle, à minuit trente-huit, dans la nuit donc du 12 avril. Je lui demande ce qu’il se passe. Il me répond : « Nous nous sommes retranchés dans le palais. Nous avons perdu les forces militaires qui pouvaient décider. On nous a enlevé les signaux de télévision. Je n’ai pas de forces à utiliser et j’analyse la situation. » Je lui demande vite :

- « Quelles forces as-tu avec toi ? » -  « De deux cents à trois cents hommes très fatigués. » - « As-tu des chars ? » - « Non, il y avait des chars, mais ils les ont retirés vers leurs casernes. »

Je lui redemande : « De quelles autres forces peux-tu disposer ? » Il me répond : « Il y en a d’autres qui sont éloignées, mais je n'ai pas de communications avec elles." Il veut parler du général Baduel et de ses paras, de la division blindée et d’autres forces, mais il a perdu toute communication avec ces unités bolivariennes loyales. Je lui dis avec beaucoup de délicatesse : « Tu me permets de te donner mon avis ? » « Oui », me répond-il. J'ajoute de mon accent le plus persuasif : « Présente les conditions d'un arrangement honorable et digne, et préserve la vie des hommes que tu as, qui sont tes hommes les plus loyaux. Ne les sacrifie pas, et toi, ne te sacrifies pas non plus. » Il me répond, ému : « Ils sont prêts à mourir tous ici. » Sans perdre une seconde, j’ajoute : « Je le sais, mais je crois pouvoir penser avec plus de sérénité que toi à ce moment. Ne démissionne pas, exige des conditions honorables et des garanties pour ne pas être victime d’une félonie, parce que je pense que tu dois te préserver. Et puis tu as un devoir envers tes compagnons. Ne t'immole pas !" J’étais très conscient de la profonde différence qu’il y avait entre la situation d’Allende, le 11 septembre 1973 et celle de Chávez ce 12 avril 2002. Allende n’avait pas un seul soldat. Chávez pouvait compter sur une grande partie des soldats et des officiers de l’armée, surtout les plus jeunes. « Ne démissionne pas ! Ne te démets pas ! », lui ai-je réitéré. Nous avons parlé d’autres questions : la façon dont je pensais qu’il devait abandonner provisoirement le pays, entrer en contact avec un militaire qui aurait vraiment de l'autorité dans les rangs des putschistes, l'informer de sa disposition à abandonner le pays, mais pas à démissionner. De Cuba, nous tâcherions de mobiliser le corps diplomatique ici et au Venezuela,  nous dépêcherions deux avions emportant notre ministre des Relations extérieures et un groupe de diplomates pour le récupérer. Il a réfléchi quelques secondes et il  a finalement accepté ma proposition. Tout dépendait maintenant du chef militaire ennemi. José Vicente Rangel, alors ministre de la Défense et actuellement vice-président, affirme textuellement dans une interview du livre Chávez nuestro : « Le coup de fil de Fidel a été décisif pour éviter l'immolation. Il a été déterminant. Son conseil nous a permis de mieux voir dans l’obscurité. Il nous a beaucoup aidé. »

Vous l’encouragiez à résister les armes à la main ?

Non, au contraire. C’est ce qu’a fait Allende d’une façon correcte à mon avis dans de telles circonstances, et il l’a payé héroïquement de sa vie, comme il l’avait promis. Chávez avait trois solutions : se retrancher dans Miraflores et résister jusqu’à la mort ; sortir du palais et tenter de se réunir avec le peuple pour déclencher une résistance nationale, avec des possibilités de succès infirmes dans ces circonstances-là ; ou abandonner le pays sans renoncer ni démissionner afin de reprendre la lutte avec des perspectives de succès réelles et rapides. Nous lui avons suggéré la troisième. Mes derniers mots de cette conversation téléphonique pour le convaincre ont été pour l’essentiel : « Sauve ces hommes si courageux qui sont avec toi dans cette bataille pour l'instant inutile. »  Mon idée était qu’un dirigeant aussi populaire et charismatique que Chávez, renversé par traîtrise dans ces circonstances, si on ne le tuait pas, serait réclamé, j’en étais convaincu, par le peuple – dans ce cas-là, avec l'appui du meilleur des forces armées – avec bien plus de force et que son retour serait inévitable. Voilà pourquoi j'ai pris la responsabilité de lui proposer ce que je lui ai proposé. A ce moment précis, alors qu'il existait une alternative réelle : un retour victorieux et rapide, le mot d'ordre de mourir en combattant, comme l'avait très bien fait Salvador Allende, n'était pas de mise. Et ce retour victorieux, c'est bel et bien ce qui s'est passé, quoique bien avant ce que je pouvais imaginer.

Vous autres, ici, vous avez tenté d'aider Chávez ?

Bon, à ce moment-là,  nous autres, nous ne pouvions que recourir à la diplomatie Nous avons convoqué au petit matin tous les ambassadeurs accrédités à La Havane et nous leur avons proposé d'accompagner Felipe [Pérez Roque],  notre ministre des Relations extérieures, à Caracas pour récupérer pacifiquement et sain et sauf Chávez, le président légitime du Venezuela. Je n’avais pas le moindre doute que Chávez serait très vite de retour sur les épaules du peuple et des troupes. Oui, mais il fallait le préserver de la mort. Nous avons proposé d’expédier deux avions pour le ramener ici au cas où les putschistes accepteraient son départ. Mais le chef militaire putschiste a refusé cette solution, et l'a informé en plus qu'il passerait en conseil de guerre. Chávez a enfilé sa tenue de para et, accompagné seulement de son fidèle adjoint, Jesús Suárez Chourio, il s'est dirigé vers le fort Tiuna, qui était le poste de commandement du coup d'Etat militaire. Quand je l'ai rappelé deux heures plus tard, comme nous en avions décidé, Chávez avait déjà été fait prisonnier par les militaires putschistes. J’avais perdu toute communication avec lui. La télévision ne cessait de diffuser la nouvelle de sa « démission » pour démobiliser ses partisans et tout le peuple. Quelques heures plus tard, le 12, alors qu’il fait plein jour, Chávez s’arrange pour passer un coup de fil à sa fille María Gabriela. Il lui confirme qu’il n’a pas démissionné, qu’il est un « président prisonnier ». Il lui demande de me le faire savoir pour que j'en informe le monde. Sa fille me téléphone donc aussitôt, le 12 avril, à 10 h 02, et me transmet ce que lui a dit son père. Je lui demande aussitôt : « Serais-tu prête à en informer le monde dans tes propres mots ? » « Qu’est-ce que je ne ferais pas pour mon père ! » me répond-elle d’une manière précise, admirable et décidée. Sans perdre une seconde, je téléphone à Randy Alonso, un journaliste qui dirige la « Table ronde télévisée », un programme très suivi. Aussitôt, téléphone et magnétophone à microcassette en main, Randy appelle le numéro de portable que m'a donné María Gabriela. Il est presque onze heures du matin. Il en enregistre les mots clairs, émus et convaincants qui, aussitôt retranscrits, sont remis aux agences de presse accréditées à Cuba et sont transmis tels quels au journal télévisé, à 12 h 40, le 12 avril 2002. Nous avions aussi fait parvenir des copies de l’enregistrement aux chaînes de nouvelles télévisées étrangères accrédités ici ; ainsi, tandis que CNN depuis le Venezuela transmettait avec délectation les nouvelles de sources putschistes, sa correspondante à La Havane diffusait aussitôt, en revanche, à midi, le message éclairant de María Gabriela.

Et quelles en ont été les conséquences ?

Eh bien, le message a été écouté par des millions de Vénézuéliens, qui étaient contre le putsch dans leur grande majorité, et par les militaires fidèles à Chavez qu’0n avait tenté de berner et de paralyser en leur mentant sans scrupules au sujet de sa prétendue démission. Le soir, à 23 h 15, María Gabriela téléphone de nouveau. Sa voix a des accents tragiques. Je ne lui laisse pas achever ses premiers mots et je lui demande : « Que se passe-t-il ? » Elle me répond : « Mon père a été transféré de nuit, par hélicoptère, à une destination inconnue. » Je lui dis : « Vite, vite, il faut que tu le dénonces toi-même en quelques minutes ! » Randy était à mes côtés, à une réunion concernant les programmes de la Bataille d'idées avec des dirigeants des jeunesses communistes et d'autres cadres. Comme il avait un microcassette avec lui, l'histoire de midi se répète. Et c’est ainsi que nous avons de nouveau informé l'opinion vénézuélienne et mondiale de l’étrange transfert nocturne de Chávez à une destination inconnue. Ça, ça se passe dans la nuit du 12 au 13 avril. Le samedi 13, une Tribune libre avait été convoquée très tôt à Güira de Melena, une commune de la grande banlieue havanaise. De retour à mon bureau, avant dix heures du matin, María Gabriela téléphone de nouveau. Elle informe que « les parents de Chávez sont inquiets », qu’ils veulent me parler depuis  Barinas, qu’ils veulent faire une déclaration. Je l’informe que selon une dépêche d’une agence de presse internationale, Chávez a été transféré à Turiamo, un poste naval à Aragua, sur la côte nord du Venezuela. Je lui dis que, compte tenu du genre d'information et de détail, la nouvelle semble véridique. Je lui recommande d'en savoir le plus possible. Elle ajoute que le général Lucas Rincón, l’inspecteur général des forces armées, veut me parler et faire lui aussi une déclaration possible. La mère et le père de Chávez me téléphonent : tout est normal dans l'Etat de Barinas. La mère de Chávez m'informe que le chef de la garnison vient de parler à son mari, Hugo de los Reyes Chávez,  qui est aussi gouverneur de Barinas. Je m'efforce de les rassurer du mieux possible. Le maire de Sabaneta, le lieu de naissance de Chávez, en Barinas, téléphone à son tour. Il veut faire une déclaration. Il raconte en passant que toutes les garnisons sont loyales. On perçoit en lui un grand optimisme. Je parle à Lucas Rincón. Il affirme que la brigade de paras, la division blindée et la base de chasseurs-bombardiers F-16 sont contre le putsch et prêtes à entrer en action. Je me risque à lui suggérer de faire tout son possible pour trouver une solution sans combats entre militaires. De toute évidence, le putsch avait avorté. L'Inspecteur général n'a pas le temps de faire sa déclaration parce que la communication s'interrompt et qu'il est impossible de la rétablir. María Gabriela rappelle quelques minutes après : elle me dit que le général Baduel, le chef de la brigade des paras, a besoin de me parler et que les forces loyales de Maracay veulent faire une déclaration au peuple vénézuélien et à l'opinion internationale. Une envie de savoir insatiable me pousse à interroger Baduel au sujet de trois ou quatre détails avant de poursuivre le dialogue. Il satisfait ma curiosité tout à fait correctement : il respire la combativité à chaque phrase. Je lui dis aussitôt : « Tout est prêt pour votre déclaration. » Il me dit : « Attendez une minute, je vous passe le général de division Julio García Montoya, le secrétaire permanent du Conseil national de sécurité et de défense. Il est venu soutenir notre position. » Cet officier, plus ancien que les jeunes chefs militaires de Maracay, ne commandait pas de troupes à ce moment. Baduel, dont le brigade de parachutistes était l’un des axes essentiels de la puissante force de chars, d'infanterie blindée et de chasseurs-bombardiers cantonnée à Maracay, dans l'Etat d'Aragua, respectueux de la hiérarchie militaire, me passe alors le général Montoya. Ce que me dit cet officier supérieur est vraiment intelligent, convaincant et adapté à la situation. Il me dit au fond que les forces armées vénézuéliennes sont fidèles à la Constitution. Il avait tout dit. J’étais devenu une espèce de reporter de presse qui recevait et transmettait des nouvelles et des messages publics, rien qu’en utilisant un portable et un microcassette dans les mains de Randy. J’étais témoin de la formidable contre-attaque du peuple et des forces armées bolivariennes du Venezuela. La situation à ce moment était excellente. Le putsch du 11 avril n’avait plus la moindre possibilité de succès. Mais un risque terrible pesait encore sur ce pays frère. La vie de Chávez courait un très grave danger. Enlevé par les putschistes, Chávez était tout ce qu’il restait à l’oligarchie et à l’impérialisme de l’aventure fasciste. Qu'en feraient-ils ? L’assassineraient-ils ? Etancheraient-ils leur soif de haine et de vengeance sur ce militant bolivarien rebelle et audacieux, ami des pauvres, défenseur inlassable de la dignité et de la souveraineté du Venezuela ? Que se passerait-il si, comme cela s'était passé à Bogota à la suite du meurtre de Gaitán, le peuple apprenait l'assassinat de Chávez ? J’étais obsédé par l’idée d’une tragédie pareille et de ses conséquences sanglantes et destructrices. Après les coups de téléphone dont j'ai parlé, à mesure que l'après-midi avançait, les nouvelles de l’indignation et de la rébellion populaires nous arrivaient de partout. À Caracas, centre des événements, un torrent de peuple avançait par les rues et les avenues vers le palais de Miraflores et les installations centrales des putschistes. En proie au désespoir en tant qu'ami et frère du prisonnier, une foule d'idées me venait à l'esprit. Que pouvais-je faire avec mon petit portable ? J’ai failli téléphoner de ma propre initiative au général Vázquez Velazco en personne . Je ne lui avais jamais parlé et je ne savais même comment il était. J’ignorais s'il répondrait oui ou non, et comment il le ferait. Et je ne pouvais même pas compter pour cette singulière mission sur les services précieux de María Gabriela. J'ai mieux réfléchi. A 16 h 15, j'ai téléphoné à notre ambassadeur au Venezuela, Germán Sánchez. Je lui ai demandé s'il croyait que Vázquez Velasco répondrait ou non. Il m'a dit : peut-être que oui. « Appelle-le – lui ai-je demandé, utilise mon nom, dis-lui de ma part qu’un fleuve de sang risque de couler au Venezuela à cause des événements. Que seul un homme peut éviter ces risques : Hugo Chávez. Exhorte-le à le remettre aussitôt en liberté pour empêcher le cours probable des événements. » Le général Vázquez Velasco a répondu à l’appel. Il a affirmé que  Chávez était entre ses mains et qu’il garantissait sa vie, mais qu’il ne pouvait accéder à ce qu'on lui demandait. Notre ambassadeur a insisté, a argumenté, a tenté de le persuader. Le général, furieux, a fini par raccrocher. Je téléphone aussitôt à María Gabriela et lui rapporte les mots de Vázquez Velasco, en particulier son engagement de garantir la vie de Chávez. Je lui demande de me remettre en communication avec Baduel. C’est chose faite à 16 h 49. Je lui raconte en détail l'échange entre Germán et Vázquez Velasco. Je lui dis combien il est important que celui-ci ait reconnu avoir Chávez entre ses mains. Ce sont des circonstances propices pour exercer le maximum de pressions sur lui. À ce moment-là, on ne savait toujours pas à Cuba avec certitude si Chávez avait été transféré ou non et à quel endroit. Selon des rumeurs datant de plusieurs heures, le prisonnier avait été envoyé à l'île d'Orchila. Quand je parle avec Baduel, presque à cinq heures de l'après-midi, le chef de la brigade est en train de choisir ses hommes et de préparer les hélicoptères chargés de sauver le président Chávez. J'imagine à quel point il serait difficile pour lui et ses paras d’obtenir des renseignements précis et exacts pour une mission si délicate. Durant tout le reste du 13 avril, jusqu'à minuit, j'ai passé mon temps à parler avec autant de gens que je pouvais au sujet de la vie de Chávez. Et j'ai parlé avec beaucoup de gens, parce que, au cours de cette après-midi, le peuple, avec le soutien des chefs et des soldats de l'armée, était en train de tout contrôler. Je ne sais toujours pas à quelle heure et de quelle manière Carmona le Bref  a abandonné le palais de Miraflores. J’ai su que l'escorte, sous la direction de Chourio, et des membres de la garde présidentielle contrôlaient les points stratégiques de l'édifice, et que Rangel, qui était resté solide tout le temps, était redevenu ministre de la Défense. J’ai même téléphoné à Diosdado Cabello  aussitôt après sa prise de possession de la présidence. Comme la communication s’est interrompue pour des raisons techniques, je lui ai transmis un message à travers Héctor Navarro, ministre de l’Enseignement supérieur, en lui suggérant, en sa condition de président constitutionnel, d’ordonner à Vázquez Velasco de libérer Chávez, en l’avertissant de la grave responsabilité qu’il encourrait s’il n'obéissait pas. J’ai parlé à presque tout le monde. Je me sentais participant de ce drame dans lequel le coup de téléphone de María Gabriela m'avait introduit le 12 avril au matin. Ce n'est qu'après avoir appris tous les détails du calvaire d'Hugo Chávez, dès le moment où il avait été transféré à une destination inconnue le 11 dans la nuit, que j'ai pu constater combien de dangers incroyables il avait couru, face auxquels il a fait jouer toute son acuité mentale, sa sérénité, son sang-froid et son instinct révolutionnaire. Le plus incroyable, c'est que les putschistes l'aient maintenu désinformé jusqu'au dernier moment de ce qu'il se passait dans le pays et qu'ils aient insisté jusqu'au bout pour lui faire signer une démission qu'il n'a jamais signée. Un avion privé, dont on dit qu’il appartenait à un oligarque connu, mais dont je ne donne pas le nom parce que je n’en suis pas absolument sûr, attendait pour le transporter on ne sait où et aux mains de je ne sais qui. Je vous ai raconté tout ce que je sais. D’autres mains écriront un jour dans tous ses détails ce qu’il manque encore à cette histoire.

Chávez est un représentant des militaires progressistes. Mais en Europe et aussi en Amérique latine, de nombreux progressistes lui reprochent justement d'être un soldat. Que pensez-vous de cette contradiction apparente entre le progressisme et le militaire ?

Omar Torrijos, du Panama, a été un exemple de militaire ayant une profonde consciente de la justice sociale et de la patrie. Juan Velasco Alvarado , au Pérou, a aussi réalisé d’importantes actions de progrès. Il faut encore rappeler, parmi les Brésiliens, Luis Carlos Prestes, un officier révolutionnaire qui a réalisé une marche héroïque entre  1924 et 1926, presque pareille que celle de Mao Tsé-toung en 1934-1935. Jorge Amado , parmi ses magnifiques œuvres littéraires, en a écrit une sur cette marche de Prestes, une belle histoire, Le Chevalier de l’espérance. Cet exploit militaire a été vraiment impressionnant : elle a duré plus de deux ans et demi à travers les immensités de son pays, sans la moindre défaite. Les militaires du siècle dernier, le XXe, ont accompli d’importants exploits révolutionnaires. On peut aussi citer d’autres militaires illustres, comme Lázaro Cárdenas, un général de la révolution mexicaine qui a nationalisé le pétrole, a fait des réformes agraires et s'est conquis le soutien de son peuple. Parmi les premiers à s'être soulevés au XXe siècle en Amérique centrale, il y a eu ce groupe de militaires guatémaltèques dans les années 50 qui, réunis autour de Jacobo Arbenz, un haut gradé de l'armée, ont participé à des activités révolutionnaires historiques, dont la noble et courageuse réforme agraire qui a provoqué l'invasion mercenaire que l'impérialisme, pareil que celle de Playa Girón et pour les mêmes raisons, a lancée contre ce gouvernement qui mérite en toute légitimé d'être qualifié de progressiste. On compte un bon nombre de militaires progressistes. Juan Domingo Perón, en Argentine, était aussi d’origine militaire. Il faut voir à quel moment il apparaît : en 1943, on le nomme ministre du Travail et il promulgue des lois si favorables aux travailleurs que, par reconnaissance, quand on l’emprisonne, ceux-ci le libèrent. Perón commet des erreurs : tout en offensant l’oligarchie, en l'humiliant, en lui nationalisant son théâtre et d’autres symboles de la classe riche, il lui laisse intact son pouvoir politique et économique, si bien qu’à un moment propice, elle le renverse avec la complicité et l’aide des Etats-Unis. La grandeur de Perón est d’avoir fait appel aux réserves et aux ressources dont disposait ce pays riche et d’avoir tout son possible pour améliorer les conditions de vie des travailleurs. Cette classe sociale, toujours reconnaissante et fidèle, a converti Perón jusqu'à la fin de sa vie en une idole du petit peuple. Le général Líber Seregni, qui était encore voilà quelques années président du Front élargi en Uruguay, est l'un des dirigeants les plus progressistes et les plus respectés qu'ait connu l'Amérique latine. Son intégrité, sa décence, sa fermeté et sa ténacité ont contribué à la victoire historique de ce peuple noble et solidaire, qui a élu Tabaré Vázquez, son successeur, à la présidence du pays et mené  la gauche au gouvernement, alors que le pays était au bord de l'abîme. Cuba remercie Líber Seregni d'avoir su forger, aux côtés de nombreux Uruguayens éminents, des bases solides aux relations fraternelles et solidaires qui existent aujourd'hui entre l'Uruguay et Cuba. Nous n’avons pas le droit d'oublier Francisco Caamaño, ce jeune militaire dominicain qui a, pendant des mois, combattu héroïquement contre les quarante mille soldats que le président Johnson avait fait débarquer en République dominicaine en 1965 pour empêcher le retour du président constitutionnel, Juan Bosch. Sa résistance tenace aux envahisseurs à la tête d'une poignée de militaires et de civils, qui a duré des mois, constitue l'un des épisodes révolutionnaires les plus glorieux qu'on ait écrits dans ce continent. Caamaño, après avoir arraché une trêve à l’Empire, est rentré dans sa patrie et a donné sa vie en luttant pour la libération de son peuple. Sans quelqu’un comme Hugo Chávez, né dans un berceau modeste et formé à la discipline des écoles militaires de son pays, le Venezuela, où Bolívar a semé tant d’idées de liberté, d’unité et d’intégration latino-américaine, un phénomène d’une importance historique et internationale aussi capitale que la Révolution dans ce pays frère ne serait pas apparu à ce moment décisif de notre Amérique. Non, je ne vois pas la moindre contradiction.

Perón et le péronisme continuent d’avoir une influence politique considérable en Argentine, où, dans une certaine mesure, le modèle néo-libéral s’est effondré avec fracas en décembre 2001. Que pensez-vous des derniers événements en Argentine ?

Quand, en mai 2003, nous avons appris le résultat des élections en Argentine avec la victoire de Néstor Kirchner et la défaite de Carlos Mémem, j’ai ressenti une grande satisfaction. Pourquoi ? Pour une raison importante : ce que le capitalisme sauvage a de pire, comme dirait Chávez, ce que la mondialisation néolibérale avait de pire dans le pays latino-américain qui était devenu le symbole par excellence du néolibéralisme., avait essuyé un échec. Bien que loin d’avoir atteint les objectifs les plus convoités, les Argentins ne savent pas le service qu’ils ont rendu à l'Amérique latine et au monde en coulant dans la fosse la plus profonde du Pacifique, de plus de huit mille mètres, un symbole important de la mondialisation néolibérale. Ils ont instillé une force terrible à une quantité croissante de personnes qui ont pris conscience dans toute notre Amérique quelle était la chose horrible et fatale qu’on appelait de ce nom. On pourrait rappeler que le pape Jean-Paul II, qui jouissait d’un respect universel, avait parlé de la « mondialisation de la solidarité » quand il est venu en visite dans notre pays en 1998. Qui serait contre cette mondialisation au sens le plus vrai du mot, qui toucherait les relations non seulement entre ceux qui vivent dans les frontières d'un pays, mais à l'échelle la planète ; qui pourrait s’opposer à ce que ceux qui gaspillent aujourd'hui, détruisent et dilapident les ressources naturelles et condamnent à mort les habitants de cette planète, pratiquent demain la solidarité dans un monde de liberté, d'égalité et de justice véritables ? On n’atteint pas le ciel en un  jour, mais croyez bien que les Argentins ont assené un coup massue à un symbole, et ça a une valeur énorme.

L’Amérique latine continue d’avoir le problème de la dette extérieure.

Cette dette a gonflé dans le monde en proportion de la population. La dette extérieure totale se monte aujourd’hui à 2,5 ou 3 billions de dollars ! Les pays développeront offriront cette année aux pays du tiers monde, à titre d’Aide publique au développement, environ 53 milliards de dollars, mais ils leur feront payer en échange, au titre des intérêts de la dette extérieure, plus de 350 milliards de dollars ! En Amérique latine, cette dette n’a jamais cessé de gonfler et se monte maintenant à environ 800 milliards de dollars. Personne ne peut la payer, et elle interdit toute politique de développement sérieuse. On ne pourra pas éliminer la faim en Amérique latine tant que les gouvernements devront continuer d’allouer le quart de leurs recettes d'exportation au paiement d'une dette qu'ils ont déjà payée deux fois et qui est maintenant presque le double de ce qu'elle était voilà dix ans...

Les Etats-Unis proposent à présent comme solution la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). Que pensez-vous de la ZLEA ?

Un désastre. Mais un désastre évitable. Parce que j’ai été témoin de la bataille livrée à Mar del Plata, les 4 et 5 novembre 2005, à l'occasion du Sommet dit des Amériques. Une lutte grandiose contre la ZLEA. Il y a eu en fait deux luttes : l'une dans la rue et dans le stade ; l’autre à l’endroit où les chefs d’Etat étaient réunis. À Mar del Plata, le projet néfaste de la ZLEA a été définitivement battu. La ZLEA, c'est obliger des pays qui ont de très bas niveaux de développement technique à ouvrir toutes grandes leurs frontières aux produits de ceux qui possèdent les niveaux de technologie et de productivité les plus élevés, de ceux qui fabriquent des avions dernier cri, de ceux qui maîtrisent les communications mondiales, de ceux qui veulent obtenir trois choses de nous : des matières premières ; une force de travail bon marché ; des clients et des marchés. Une nouvelle forme de colonisation impitoyable.

Pensez-vous que cela peut accroître la dépendance de l’Amérique latine envers les Etats-Unis ?

Si l’Amérique latine était dévorée par l’Empire,  si celui-ci l’avalait, à la manière de la baleine qui a avalé Jonas le prophète et n’a pas pu le digérer, il devrait nous expulser un jour ou l’autre, et l’Amérique latine renaîtrait sur notre continent. Mais je ne crois qu’elle soit facile à avaler et j’ai bon espoir qu’elle ne pourra être dévorée. Les événements de ces dernières années le prouvent : vous ne pouvez pas gouverner le monde en situant un soldat et une baïonnette dans chaque école, dans chaque foyer, dans chaque square. J’ai toujours qu’il faut compter sur les Etasuniens eux-mêmes, sur les intellectuels et le peuple étasuniens. On peut le tromper, c’est vrai, mais quand il apprend la vérité… Tenez, dans le cas du petit Elián González, il a soutenu à 80 p. 100 son retour à Cuba dans sa famille . Ce peuple s'oppose maintenant au blocus infligé à Cuba. Ce peuple s'oppose en toujours plus grande quantité à la doctrine de la guerre surprise, à la guerre d'intervention, malgré l’attentat sinistre de New York le 11 septembre 2001. On peut compter sur lui. On peut aussi compter sur les intellectuels européens, parce que des gens comme vous ont réalisé des efforts énormes pour conscientiser et ont contribué notablement à la création de cette conscience si nécessaire.

Et puis, il y a maintenant toute une série de gouvernements, au Venezuela, au Brésil, en  Argentine, en Uruguay et dans d’autres pays, où l’on applique des mesures progressistes. Comment envisagez-vous, par exemple, ce que  fait Lula au Brésil ?

De toute évidence, avec la plus grande sympathie. Il n’a pas la majorité requise au Parlement, il a dû s’appuyer sur d’autres forces, et même conservatrices, pour faire avancer quelques réformes. Les médias ont fait beaucoup de battage à propos d'un scandale de corruption de fonctionnaire, sans pouvoir l’impliquer, lui. Lula est un dirigeant populaire. Je le connais depuis de nombreuses années, nous avons suivi son itinéraire, nous avons  beaucoup conversé avec lui. C’est quelqu’un qui a des convictions, qui est intelligent, patriote, progressiste, aux origines très modestes et qui ne les oublient pas, et qui n’oublie pas non plus le peuple qui l'a toujours appuyé. Et je crois que tout le monde le voit de cette manière. Car il ne s'agit  pas de faire la révolution, il s'agit de relever un défi : faire disparaître la faim, et il peut y arriver, faire disparaître l’analphabétisme, et il peut aussi y arriver. Et je pense que nous devons tous le soutenir .

Comandante, pensez-vous que l’époque des révolutions et de la lutte armée est révolue en Amérique latine ?

Ecoutez, personne ne peut assurer que des changements révolutionnaires vont se produire en Amérique latine, aujourd’hui, mais personne ne peut assurer non plus qu’ils ne se produiront pas à un moment donné dans un pays ou dans plusieurs. Si vous analysez objectivement la situation économique et sociale dans certains pays, vous ne pouvez douter le moins du monde qu’elle est explosive. Le taux de mortalité infantile, par exemple, se monte aujourd’hui à 65 décès pour 1 000 naissances vivantes dans plusieurs d’entre eux, alors que le nôtre est inférieur à 6,5. Autrement dit, il meurt dix fois plus d’enfants dans les autres pays latino-américains, en moyenne, qu'à Cuba. La dénutrition touche parfois plus de 40 p. 100 de la population ; l'analphabétisme total et fonctionnel reste toujours trop élevé ; le chômage frappe des dizaines de millions d'adultes dans notre Amérique, sans parler des millions d'enfants abandonnés. Le président de l'Unicef m'a avoué un jour que si l'Amérique latine avait le niveau de soins médicaux et de santé publique de Cuba, 700 000 enfants survivraient tous les ans. Si on ne trouve pas d’urgence une solution à ces problèmes – et la ZLEA n’en est pas une, pas plus que la mondialisation néo-libérale – plus d’une révolution risque d’éclater en Amérique latine et au moment où les Etats-Unis l’imagineront le moins. Et ils ne pourront accuser personne de les avoir stimulées.